Dans ce texte, je vous parle de l’île fluviale de Koh Klang à quelques kilomètres au sud de la ville de Chiang Mai.
Au cœur des montagnes du Nord de la Thaïlande, une histoire inattendue émerge des méandres de la rivière Ping au sud de Chiang Mai, celle de l’asile des lépreux, fondée en 1908 par le Dr James W. McKean.
Le Docteur James W. McKean
Né en 1860 dans l’Iowa (Etats-Unis), son parcours est marqué par des épreuves personnelles déchirantes, ayant perdu ses parents en enfance, puis sa première femme et une fille quelques années après. Son regard sur la vie est cependant teinté d’une résilience hors du commun.

En 1889, guidé par une passion médicale et une volonté altruiste, le Dr McKean s’embarque pour le Siam avec sa seconde épouse, Laura Bell McKean. Leur destin les mène à Chiang Mai, où il devient surintendant de l’Hôpital missionnaire américain. C’est là que germe l’idée de créer un asile pour les lépreux, qui prendra forme en 1908.
Alors qu’il exerçait ses fonctions médicales à Chiang Mai depuis janvier 1890, le Dr McKean fut profondément marqué par la détresse des lépreux errants. Ces malades rejetés par leur famille et leurs amis venaient mendier aux portes du complexe médical, cherchant des aliments et des médicaments pour apaiser leur douleur.

Des scènes poignantes demeurent gravées dans sa mémoire (il en parle dans ses mémoires). Une femme lépreuse se présenta, implorant de l’aide pour enterrer son mari lépreux décédé sur une pirogue près du débarcadère de l’hôpital. À deux reprises, des hommes lépreux furent découverts morts dans des espaces publiques, seuls et abandonnés dans leurs dernières heures de vie misérable.
Les demandes constantes de ces lépreux pour des aumônes et des médicaments semblaient dépasser les capacités d’aide du Dr McKean. Cependant, le tournant décisif se produisit lorsqu’une leçon d’empathie prit forme.
À l’approche de la saison de Noël, le Dr McKean sollicita des fonds auprès des résidents étrangers de Chiang Mai pour fournir des couvertures, de la nourriture et des vêtements aux lépreux. La réponse fut extraordinaire. Les résidents, guidés par le philanthrope local David Fleming Macfie, répondirent généreusement, établissant ainsi une tradition annuelle qui perdura pendant un quart de siècle.

Le Dr McKean établit dans un premier camp pour les lépreux sur en aval de la rivière Ping. Ils y recevaient de la nourriture, des médicaments et d’autres conforts. Cependant, la générosité fut tempérée par l’intolérance des autorités locales qui les chassèrent, les menaçant de mort s’ils revenaient.
Un tournant décisif intervient lorsque le prince Warorot Suriyawong de Chiang Mai, lui-même patient du Dr McKean, prend connaissance des défis auxquels sont confrontés les lépreux. Sensibilisé à leur cause et reconnaissant les efforts du médecin, le prince offre généreusement une île autrefois habitée par un éléphant tumultueux pour y établir l’asile.
(Je reprendrai cette histoire dans mon prochain post qui s’appellera « La légende de l’éléphant »)


Les débuts sont modestes, avec plus de quarante hectares de terrain envahis par les ronces et les épines sur l’île de Koh Klang. Cependant, avec le patronage de la « Mission to Lepers » de Londres, la générosité des résidents étrangers de Chiang Mai et le soutien de visionnaires siamois tels que le prince Damrong, le projet prend son envol.
L’île de Koh Klang a été débroussaillée et préparée pour la construction du village par les lépreux eux-mêmes, sous la supervision et le soutien du Dr McKean et de son équipe médicale.
Ainsi, cet épisode initial, empreint de la détresse des lépreux et de la réponse généreuse de beaucoup, posa les fondations de l’asile, transformant une île jadis régie par la terreur d’un éléphant en un refuge d’espoir et de guérison.

L’asile est officiellement inauguré en 1913.
L’asile est devenu une communauté chaleureuse pour plus de trois cents personnes.
L’interdiction de mariage sur l’île des lépreux visait à prévenir la propagation de la lèpre au sein de la communauté, bien que perçue comme intrusive, elle faisait partie des mesures strictes pour protéger la santé collective.
Des tâches quotidiennes, du jardinage à la cuisine, insufflent une vie active à la communauté, et des activités telles que le battage du riz ajoutent une dimension thérapeutique.

En 1917, la responsabilité passe à la Mission américaine des lépreux en collaboration avec la Mission américaine presbytérienne.
Longtemps marginalisés et rejetés en raison de la stigmatisation bouddhiste liée à la lèpre, les malades ont trouvé un nouvel angle de vue dans la foi chrétienne : écartant ainsi les croyances qui associaient leur souffrance à des fautes karmiques passées. Désormais liés à une promesse de libération ils sont affranchis du poids du péché et de la maladie. Cette certitude radicale, contraire aux enseignements bouddhistes, devient le fondement de leur sérénité. Il est à noter qu’un nombre significatif des neuf patients d’origine étaient déjà chrétiens avant leur arrivée, et leur demande immédiate d’une chapelle dans les modestes huttes d’herbe témoigne de l’importance de la foi dans leur quête de consolation.

Le Dr McKean prend sa retraite en 1931, laissant la direction à son fils James Hugh McKean. L’asile, loin d’être une enclave morose, devient un lieu où l’espoir fleurit au milieu des jardins bien entretenus et des bâtiments construits au fil des ans.
Ebbe Kornerup consacre un chapitre à ses impressions de l’Asile des lépreux dans son livre de voyage, « Friendly Siam » publié en 1926 :
En dehors de Chiang Mai, il existe un village de lépreux idéal, au bord de la rivière, isolé du monde extérieur. (…) Chaque maison se trouve dans son jardin clôturé de blanc avec une profusion de fleurs et de plantes grimpantes – roses, agaves, bambous et palmiers areca ou erythrina : un véritable village modèle. Chaque famille a sa propre maison, ou deux vivent ensemble et partagent les tâches ménagères ; elles font leur propre cuisine et leur propre lessive. Lorsqu’elles ne s’occupent pas de leurs jardins, elles s’assoient généralement au bord de la rivière, pêchent ou se baignent sous les palmiers ombragés. Tout leur est fourni gratuitement par le gouvernement, il n’y a donc aucun besoin.

Ainsi, les pages de Chiang Mai se remplissent de l’histoire inspirante du Dr McKean, de l’émergence d’un asile pour les lépreux à la création d’un village modèle, témoignant de la résilience humaine et de l’esprit d’entraide qui transcende les frontières de la maladie.
Les bâtiments emblématiques de l’île aux lépreux :
Au fil des années 1920, l’Asile des Lépreux de Chiang Mai connait une transformation remarquable grâce à la générosité des bienfaiteurs. Le legs du Dr. Thomas Heyward Hays, décédé en 1924, puis celui du Dr. McClanahan en 1929 permettent la construction de plusieurs bâtiments qui font partie aujourd’hui de l’héritage architectural de l’île.
En 1928, l’héritage de Hays est utilisé pour ériger un pavillon chirurgical, un bâtiment administratif conçu par l’architecte Maung Tan, et la maison du superviseur.

L’année 1929 est marquée par l’achèvement du Community House McClanahan, une salle polyvalente qui devint le joyau de l’asile. Ce lieu dédié au théâtre et aux rassemblements symbolisait l’unité et la résilience de la communauté lépreuse.

En 1931, la communauté de lépreux a mis en scène une dramatisation de la parabole du « Fils Prodigue » dans le McClanahan Teater. La représentation a attiré 2700 personnes lors de 3 représentations. Elle a eu l’honneur d’un article jusque dans le lointain New-York Times :
« La production de cette année était une dramatisation de la parabole du « Fils Prodigue », qui a été mise en scène dans la toute nouvelle Maison Commémorative McClanahan. Les lépreux ont ri, dansé et chanté tout au long de la représentation. Des foules record ont assisté aux trois représentations. Les habitants de Chiengmai, situés à environ cinq milles de là, se sont rendus à l’asile en un flot continu d’automobiles. D’autres sont venus des districts à vingt et trente milles de distance. Des centaines de personnes des zones rurales ont marché le long des routes pour assister à ce divertissement. » (New-York Times, avril 1931)

L’huile de chaulmoogra est une substance extraite des graines du chaulmoogra, un arbre originaire d’Asie du Sud-Est. Cette huile a été historiquement utilisée dans la médecine traditionnelle pour traiter diverses affections de la peau, en particulier la lèpre.
Au début du 20e siècle, l’huile de chaulmoogra était souvent utilisée dans le traitement de la lèpre en raison de ses propriétés antiseptiques et anti-inflammatoires. Cependant, son efficacité était limitée, et avec les progrès de la médecine, d’autres traitements ont été développés, reléguant l’huile de chaulmoogra à un rôle plus historique dans l’histoire médicale.

Epilogue
L’île des lépreux, érigée à l’origine pour lutter contre la lèpre, a traversé une remarquable transformation au cours des décennies. Après la seconde guerre mondiale, l’avènement de médicaments efficaces pour traiter et guérir la lèpre a marqué un tournant. Les successeurs de McKean se sont orientés vers la réhabilitation des patients, impliquant éducation, formation professionnelle et soutien communautaire.
Au milieu des années 1980, une vision plus large de l’intégration des patients a émergé, conduisant à la construction d’un nouvel hôpital et à l’expansion des services de réadaptation. Des installations pour la mobilité ont été élargies, y compris un département de prothèses ainsi qu’un nouvel atelier de fauteuils roulants.
Le Centre McKean a également étendu ses projets de réadaptation, travaillant en collaboration avec les familles et les communautés locales. L’établissement a reconnu que certains patients âgés et handicapés ne pouvaient pas retourner chez eux. Un village a été créé au nord de l’île, offrant un soutien continu à ces résidents.

McKean Senior Center
Au cours des années 2000, l’établissement s’est diversifié pour répondre aux besoins croissants des personnes âgées, établissant des services de soins aux personnes âgées, notamment le Dok Kaew Gardens, un centre de retraite international moderne.
En 2017, l’établissement a changé de nom pour devenir le « McKean Senior Center », soulignant son évolution d’un centre de lutte contre la lèpre à un centre holistique de soins aux personnes âgées, incarnant un engagement constant envers la dignité et la qualité de vie des personnes âgées.
Dans le prochain post, je vais vous raconter
La Légende de l’Eléphant protecteur des Lépreux.
Une histoire en 3 parties que j’ai imaginée en me documentant
sur l’ancien village des lépreux de Chiang Mai.


En résumé
- Fondation de l’asile : L’asile pour lépreux sur l’île de Koh Klang a été fondé en 1908 par le Dr. James W. McKean, en réponse à la détresse des lépreux errants à Chiang Mai.
- Générosité et soutien : La générosité des résidents étrangers de Chiang Mai, dirigés par David Fleming Macfie, a joué un rôle crucial dans le financement initial de l’asile, établissant une tradition annuelle de soutien.
- Évolution de l’asile : Malgré des débuts modestes sur une île envahie par les ronces, l’asile a évolué pour devenir une communauté chaleureuse et autonome, démontrant la résilience humaine et l’esprit d’entraide.
- Bâtiments emblématiques : La construction de bâtiments emblématiques, tels que le Community House McClanahan, a été rendue possible grâce à des legs et des donations.
- Transformation médicale : L’avènement de médicaments efficaces a conduit l’asile à se concentrer sur la réhabilitation des patients, impliquant éducation, formation professionnelle et soutien communautaire.
- Élargissement des services : À partir des années 1980, l’établissement a élargi ses services de réadaptation, construisant un nouvel hôpital et étendant les installations pour la mobilité, y compris la prothèse et l’orthèse.
- Transition vers les soins aux personnes âgées : Au cours des années 2000, l’établissement s’est adapté aux besoins changeants, développant des services de soins aux personnes âgées et changeant son nom pour « McKean Senior Center » en 2017.

Bibliographie
- Chiengmai Leper Asylum, 1908-1929, written by Dr. James W. McKean, Siam Outlook, October 1929, pp 366-369
- The Leper Village, 1926, written by Ebbe Kornerup, Friendly Siam, pp 53-56
- Enchanted Land, Foreign Writings about Chiang Mai in the Early 20th Century, by Graham Jefcoate,
- McKean Senior Center History, written by Heather Smith.
Le texte et les photos sont de Frédéric Alix, 2019, 2020, 2023

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