Histoire du peuple Lawa (3) – récit imaginaire basé sur les véritables légendes.
I. Introduction : La Rencontre Prophétique
Un lapin blanc, aux yeux étincelants comme des étoiles et au pelage éclatant de pureté, bondissait avec sérieux depuis les collines du sud. Son coeur s’emballa lorsqu’il aperçut la montagne de Chiang Dao se dresser à l’horizon. Il ralentit, puis s’immobilisa. Devant lui, le Doi Luang se dressait, imposant et majestueux. Ses sommets enveloppés de brume et de silence lui donnaient une aura sacrée. Ce n’était pas une montagne comme les autres : c’était un sanctuaire. Le lapin blanc le savait. Il le sentait au plus profond de son être.

Chiang Dao, terre où réalités et légendes s’entremêlent. C’est ici que naît la rivière Ping, s’échappant des profondeurs de la montagne comme un serpent Naga. Au cœur de celle-ci se cachent les grottes sacrées, refuges des esprits de la forêt et des âmes errantes d’autrefois.
C’est dans cet environnement mystique qu’apparaît une autre silhouette : un cerf doré descendant lentement depuis le nord, sa crinière scintillant sous les rayons du soleil couchant. Le lapin s’immobilise, ses sens en alerte. Le cerf l’observe avec un sourire en coin, ses yeux perçants trahissant une sagesse ancienne, comme s’il scrutait non seulement les événements du présent, mais aussi les traces laissées par le passé et les esquisses du futur. Leur rencontre n’est pas fortuite, le Doi Luang le sait, cette rencontre présage une révélation majeure.
Le lapin, visiblement très bavard, se présente d’un ton enjoué et commence son récit. Il a voyagé par Chomthong, où il a assisté à un moment marquant : le Bouddha a offert une relique sacrée à un paysan, qui, inspiré par une vision divine, a décidé de construire un temple pour y abriter ce précieux artefact : le Wat Prathat Chomthong.

Le Bouddha, après avoir béni la région, demeura un instant sur le sommet de Doi Pui, contemplant la plaine en silence. Le lapin, témoin discret, l’entendit proclamer qu’ici s’élèverait un grand royaume. Il pensa à Jamadewi, reine de Hariphunchai, qui avait su unir les peuples en honorant les esprits Lawa. Mais la vision du Bouddha allait plus loin : une cité nouvelle, promesse d’une ère lumineuse.
C’est alors que le nom surgit dans l’esprit du lapin comme une révélation fulgurante : Chiang Mai, la « Nouvelle Citadelle ».
II. L’échange initial
Le cerf doré s’adresse alors au lapin blanc d’une voix profonde et mélodieuse. « Alors, éclaireur bondissant du sud… Dis-moi : Tu crois vraiment qu’un royaume peut pousser entre les pierres ? As-tu senti la terre frémir sous tes pattes, ou bien est-ce encore une de ces belles histoires qu’on murmure aux lucioles, quand la nuit s’apprête à tout engloutir ? »
Le lapin, prenant une profonde inspiration, commence son récit prophétique d’un ton solennel. « Chiang Mai s’élèvera comme un joyau dans une plaine fertile toujours verte. Sa fondation se fera autour du pilier sacré Inthakin, symbole de la protection et de l’équilibre de la nature. Les Lawa conserveront un rôle essentiel dans les rituels de la cité, perpétuant l’harmonie entre le spirituel et le terrestre. Les rois de cette Chiang Mai bâtiront des temples sans relâche, renouvelant le lien indéfectible avec la loi du Dharma. L’année des 2000 ans du Bouddhisme sera célébrée ici, et Chiang Mai deviendra le théâtre d’une grande rencontre internationale de sages et de moines au Wat Jed Yod. »
Le cerf inclina la tête, un léger sourire au coin des lèvres.
« Cette Nouvelle Citadelle serait-elle le nid de cette société harmonieuse annoncée par les étoiles du ciel ? »
Mais le lapin change brusquement de ton, son visage s’assombrit comme un ciel avant la tempête. « Les siècles passeront et, avec eux, viendront la décadence et la corruption. Ce royaume autrefois prospère sombrera dans le chaos. Ce qui était sacré deviendra profane, et l’ombre de l’oubli menacera ses traditions. »
Le cerf doré demeure pensif, son regard perdu dans le lointain. « Il y a dans les fondations plus que la pierre, lapin sage. Souviens-toi : ce sont les mains qui bâtissent, et l’esprit qui rêve. La pierre qui s’effrite peut à nouveau être taillée, et les temples oubliés attendent qu’on les retrouvent. Sais-tu que les architectes du passé dessinaient des cités en pensant à l’avenir ? Reposons-nous, et voyons ce que le monde rêve pour demain. »

III. La nuit
Tandis que le cerf s’endormait sous les étoiles de Chiang Dao, le lapin s’aventura dans l’obscurité des grottes. Une brume épaisse s’y lovait comme un souffle du passé. Alors qu’il avançait, une voix résonna du fond de la caverne, grave et lointaine : « Tu cherches la nouvelle cité, mais vois ce qu’elle deviendra. »
Soudain, le monde bascula. Devant lui, la grande citadelle naquit, s’éleva, brilla… puis se déchira dans le tumulte du feu et de l’oubli. Il voulut détourner le regard, mais la vision l’engloutit, le plongeant dans un tourbillon de flammes et de ténèbres.
IV. La Prophétie du Lapin Blanc
Au petit matin, le Lapin Blanc sortit lentement de la grotte, les oreilles basses et les yeux grands ouverts, comme s’il avait vu l’intérieur d’un orage. Il ne sautillait plus — il marchait, solennel, le dos droit, l’air grave. Il avait le genre de visage qu’on adopte avant d’annoncer une guerre… ou la fin du monde.
Le Cerf Doré s’abreuvait dans la jeune rivière Ping qui sortait des entrailles du Doi Luang. « Tu as l’air d’un oracle sur le point d’exploser. Tu veux du silence, du thé, ou que je m’inquiète ? »
Le Lapin Blanc ne répondit pas tout de suite. Il grimpa sur un rocher, s’assit très sérieusement — trop sérieusement —, fixa l’horizon, puis déclara d’une voix solennelle :
« Ami des forêts, ce que j’ai vu cette nuit n’est pas une parabole pour enfants. C’est… c’est une coulée de boue cosmique. Une grande, vaste, magnifique pagaille qui s’en vient. »
Et ainsi commença la prophétie.

Le lapin blanc commença à partager ses visions avec le cerf doré. Chaque mot qu’il prononçait était d’une simplicité désarmante, comme s’il décrivait des scènes qu’il ne comprenait pas tout à fait lui-même.
- La Nature en Colère
« Ô ami, les montagnes trembleront comme des feuilles sous le vent, et les rivières déborderont comme une soupe trop pleine. Chiang Mai sera inondée sans répit, ses maisons englouties sous le poids de la boue. Les arbres fleuriront hors saison, et la pluie ne viendra pas quand on l’attendra.
Il y aura sept grands tremblements de terre, et les Chedis s’effondreront. Le ciel sera couvert de nuages, mais il ne pleuvra pas. De la fumée stagnera dans l’air, cachant le soleil, on ne verra plus le sommet des Doi. »
Le cerf doré, écoutant attentivement, demanda avec une pointe d’inquiétude : « Ô ami, que deviendront les hommes face à tant de bouleversements ? »
- Le Déclin Moral
« Les hommes vont se comporter de manière étrange, mon ami. Ils couvriront leurs têtes, leurs yeux, et même leurs bouches, comme s’ils avaient honte de regarder le ciel et peur de respirer l’air. Les sages ne seront plus respectés, leurs paroles seront sans cesse remises en doute. Les souverains de cette Chiang Mai, quant à eux, passeront leur temps à se parer de beaux vêtements au lieu de prendre soin de leur peuple. On priera le pilier Inthakhin, non pour la paix ou la pluie, mais pour gagner à la loterie. »
Le cerf doré, le cœur lourd, murmura : « Ô ami, comment pourront-ils trouver la voie de la sagesse dans un tel chaos ? »

- La Société en Désordre
« Les marchands, avides de pouvoir, vont s’immiscer dans les affaires de l’État, agissant comme des fonctionnaires corrompus, et les moines, oubliant leurs vœux sacrés, se comporteront comme des laïcs, perdus dans les plaisirs terrestres. Les enseignants ne seront que des ivrognes, incapables d’éclairer les esprits. Les enfants manqueront de respect envers les adultes, et les adultes, à leur tour, négligeront leurs enfants. La haine régnera dans les cœurs.
Les gens feront flotter des mouchoirs à la place des drapeaux. Les chevaux et les buffles, autrefois libres, paîtront ensemble, attachés comme des prisonniers. »
Le cerf doré, les yeux emplis de tristesse, demanda : « Ô ami, y aura-t-il encore de la place pour l’espoir dans un monde si troublé ? »
- La Décadence Spirituelle
« Les moines immoraux souilleront la communauté monastique, tout comme l’eau sale pollue un étang limpide. Ils chanteront au lieu de psalmodier des prières. Les gens ne respecteront plus les temples, utilisant les images du Bouddha comme des marchandises que l’on vend. Les humains seront captivés par leur propre reflet, accomplissant des actes de mérite non pour leur valeur, mais pour le spectacle, cherchant la louange des autres plutôt que la véritable vertu.
Des laïcs indisciplinés, uniquement intéressés par la nourriture et par la paresse, prendront l’ordination monastique. Guidés par la cupidité, ils ne chercheront ni le ciel ni le nirvana, mais accompliront uniquement des actes les conduisant à des renaissances sans fin. »
« Ce sera une ère sans fondations. »
Le cerf doré, cherchant une lueur d’espoir, demanda : « Ô ami, quand cette époque de ténèbres prendra-t-elle fin ? »
- La Renaissance
Alors le lapin rouvrit les yeux. Une clarté y brillait, infime mais inébranlable.
« Viendra enfin le jour sacré de kat rao, au septième mois, le septième jour du cycle marqué par la lune et le soleil, choisi dans le grand calendrier sexagésimal. Ce jour-là, sur les rives de la rivière Huai Kaeo, naîtra un humain juste. Il ne viendra ni par la guerre, ni par la ruse, mais grandira comme un arbre ancien dont les racines ont patienté dans l’ombre.
Il enseignera la voie du bien, non par des beaux discours, mais par l’exemple de sa droiture. Et tous – nobles, moines, anciens, enfants, esprits et bêtes – le reconnaîtront. Il ne gouvernera pas par la force, mais par l’équilibre. »
Le cerf doré inclina lentement la tête, comme s’il saluait un avenir encore invisible.

V. L’Ultime Révélation
Et dans cet instant suspendu, les cieux s’ouvrirent. Une lumière douce effleura les pierres, et le voile fut levé.
Car le cerf doré n’était autre que Vissukamma, l’architecte des dieux, envoyé pour sonder le monde et préparer les fondations du renouveau.
Quant au lapin, nul ne sut jamais où il alla. Certains disent l’avoir vu reprendre ses bondissements vers les collines du nord, laissant derrière lui une seule empreinte dans la pierre. On fit de cette empreinte une relique, et de son histoire une mémoire.
Et il fut dit que ceux qui entendront ce récit s’en souviendront,
et que ceux qui comprendront… ne désespéreront point.
Le texte et les photos © Frédéric Alix, photos prises à Chiang Dao en 2022 et 2024
Cette histoire est la troisième d’une série consacrée aux légendes du peuple Lawa, les premiers habitants de la région de Chiang Mai.
Les accords de Paix du Pays Lawa
Vilanka, le récit du roi Lawa
L’Apocalypse du Lapin Blanc de Chiang Dao
Toutes ces légendes existent dans la mémoire collective, je n’ai rien inventé. En les réécrivant, je les ai adaptées et apporté quelques petites modifications. Les bibliographies indiquent les sources sur lesquelles je me suis appuyé pour ce travail. J’ai pris beaucoup de plaisir à rédiger ces récits. J’ai particulièrement aimé les personnages de Phu Sae et Ya Sae, de Vilanka, et du Lapin Blanc. Il est possible que j’écrive une nouvelle histoire avec ces personnages ; pour cela, vos encouragements me seront précieux.

Bibliographie
J’ai trouvé cette légende dans le livre de Hans Penth, et je l’ai réécrite avec de petites adaptations
Penth, H. (2004). A brief history of Lanna: Northern Thailand from past to present. Chiang Mai: Silkworm Books.
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