Juste avant de mourir, le Bouddha aurait dit à ses disciples : « Soyez une lumière pour vous-même » et « Ne vous appuyez sur aucun autre refuge » (Mahāparinibbāna Sūtra, Ricard 2003). Ces paroles invitent chacun à avancer sur son propre chemin spirituel, sans dépendre de statues ou d’objets sacrés.

Pendant longtemps, le Bouddha n’a donc été représenté que par des symboles. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard, sous l’influence de l’art gréco-bouddhique, que ses premières statues humaines apparaissent, donnant une nouvelle dimension à la dévotion.
1. Avant les statues : le règne du symbole
Dans les premières traditions bouddhistes (IIIᵉ – Iᵉ siècle av. J.-C.), notamment au sein du bouddhisme primitif et du Theravāda naissant, le Bouddha n’était pas représenté sous forme humaine. On préférait utiliser des symboles aniconiques tels que la roue du Dharma, l’arbre de la Bodhi, les empreintes de pas ou encore le trône vide. Cette réticence à la représentation figurée reflétait la conviction que le Bouddha, ayant atteint le nirvāṇa, échappait à toute représentation matérielle, et le figurer aurait été réducteur, voire irrespectueux. (Wikipedia Aniconisme dans le bouddhisme, n.d.)

2. Le Mahāyāna et la « tentation de l’image »
À partir du Ier siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C., le bouddhisme Mahāyāna, en plein essor dans le nord de l’Inde, manifeste un fort désir d’amélioration et d’accessibilité : il cherche à rapprocher les fidèles du Bouddha et des bodhisattvas par des moyens visuels et symboliques. Les régions du Gandhāra et du Cachemire étaient en contact avec les grands empires perses. Ces échanges ont pu introduire des concepts iraniens dans le Mahāyāna : cosmologies dualistes opposant lumière et ténèbres, figures sauveuses rappelant l’idée du bodhisattva qui guide et sauve tous les êtres, et peut-être des représentations paradisiaques inspirant le Sukhāvatī d’Amitābha. (Keown, 2013)
Comment les Grecs ont influencé la première image humaine du Bouddha
Parallèlement, les royaumes gréco-bactriens et indo-grecs (IIIᵉ – Iᵉ siècle av. J.-C.) ont apporté une influence artistique majeure. Après Alexandre le Grand, des dynasties grecques s’installent en Bactriane et dans le Gandhāra, notamment sous le règne de Menandre Ier (Milinda). Dans ces régions, l’art bouddhique connaît une transformation : le Bouddha est représenté pour la première fois sous forme humaine, avec un style inspiré des statues grecques d’Apollon – drapés réalistes, visages idéalisés, auréoles – créant ce qu’on appelle l’art gréco-bouddhique. (Encyclopaedia Britannica, n.d.)

Cette nouvelle imagerie accompagne l’essor du Mahāyāna, qui met l’accent sur la vénération et la proximité avec le Bouddha et les bodhisattvas. La statue devient à la fois support de prière, outil pédagogique et moyen dévotionnel, rendant l’enseignement plus tangible pour les fidèles. Ce tournant marque aussi une distinction avec le Theravāda, où la tradition aniconique demeura longtemps prédominante, tandis que le Mahāyāna s’affirmait comme un courant séparé, développant sa propre imagerie. (Foucher, 1917)

3. Les Khmers et la sacralisation du roi
Cette évolution gagne l’Asie du Sud-Est. Chez les Khmers, surtout sous le règne de Jayavarman VII (XIIᵉ siècle), le bouddhisme mahāyāna prend une forme singulière : le roi cherche à asseoir son pouvoir et se fait représenter dans les traits mêmes du Bouddha ou d’Avalokiteśvara, le bodhisattva de la compassion. L’image joue ici un rôle politique majeur : elle transforme le roi en incarnation vivante de la sagesse et de la compassion. Le souverain n’est pas seulement protecteur de la religion, il en devient l’expression terrestre. (Chandler, 1992)

Jayavarman VII utilisa le bouddhisme royal pour sacraliser son pouvoir : à travers un Mahayana engagé politiquement, il s’identifia au bodhisattva Avalokiteśvara, transformant le rapport avec le peuple en un lien vertical où le souverain apparaît comme une figure spirituelle à vénérer. Bien que le Bouddha ne soit pas considéré comme un dieu, cette stratégie montre comment la religion pouvait légitimer l’autorité royale tout en valorisant les vertus bouddhiques. (Higham, C. 2001)

4. Le Theravāda et l’adoption tardive de l’image
De leur côté, les royaumes Theravāda (Sri Lanka, Birmanie, puis Thaïlande) sont restés fidèles à la doctrine originelle enseignée par le Bouddha et conservent longtemps la tradition symbolique. Mais à partir du IVᵉ–Vᵉ siècle, sous l’influence des courants indiens (notamment l’art Gupta) et des échanges culturels avec l’Asie centrale, les statues s’imposent peu à peu. Au Sri Lanka, dès la période d’Anurādhapura, puis surtout entre le VIIIᵉ et le XIIᵉ siècle (Avukana, Gal Vihara), les images de Bouddha deviennent centrales dans les sanctuaires et la vie religieuse. (Siriweera, 1994)

Toutefois, le rôle politique de ces statues diffère radicalement du modèle khmer. Ici, le roi n’est pas assimilé au Bouddha. La légitimité du roi repose sur un principe moral : il doit incarner le Dhammarāja, le « roi juste », garant de la loi bouddhique (Dhamma). Le souverain se présente comme le serviteur du Bouddha et le protecteur de la communauté monastique et du peuple. Cette légitimité est donc conditionnelle : un roi qui viole la morale bouddhiste – en gouvernant avec cruauté ou en bafouant le dhamma – peut perdre son mandat moral et être contesté, voire renversé. (Swearer, 2004).

Conclusion
- L’idée de représenter le Bouddha sous forme humaine est née de la rencontre entre le bouddhisme Mahāyāna et la culture grecque, notamment dans le Gandhāra, donnant naissance à l’art gréco-bouddhique.
- Chez les Khmers mahāyāna, le roi s’est approprié l’image sacrée en donnant ses propres traits au Bouddha, apparaissant aux yeux du peuple comme une divinité vivante.
- Chez les Sri Lankais theravāda et, plus tard, chez les royaumes Tai naissants, l’image a bien fini par s’imposer, mais dans un cadre radicalement différent : le roi ne s’identifie pas au Bouddha, il se définit comme son serviteur et protecteur.

Ainsi, de l’Inde aux forêts du Sud-Est asiatique, l’image du Bouddha n’a pas seulement transformé l’art et la religion : elle a façonné deux conceptions opposées du pouvoir royal, l’une divinisante, l’autre éthique.

BIBLIOGRAPHIE
- Chandler, D. (1992). A history of Cambodia. Westview Press.
- Encyclopaedia Britannica. (n.d.). Gandhara art. Encyclopædia Britannica. https://www.britannica.com/art/Gandhara-art
- Foucher, A. (1917). L’art gréco-bouddhique du Gandhāra. Paul Geuthner.
- Higham, C. (2001). The Civilization of Angkor. University of California Press.
- Keown, D. (2013). A dictionary of Buddhism (2nd ed.). Oxford University Press.
- Ricard, M. (2003). Le Bouddha, l’histoire d’une vie. Seuil.
- Siriweera, W. I. (1994). History of Sri Lanka: Volume II. University of Colombo Press.
- Swearer, D. K. (2004). The Buddhist world of Southeast Asia (2nd ed.). SUNY Press.
- Wikipédia contributors. (n.d.). Aniconisme dans le bouddhisme. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Aniconisme_dans_le_bouddhisme
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