Salaween.blog

A travel journal through culture and history. – blogging since 2014

Un Pont sur la Chao Praya : Franciscains et Moines Bouddhistes à Ayutthaya, l’échange spirituel qui déjoua la logique coloniale

Un Pont sur la Chao Praya

Un matin de 1662 à Ayutthaya, capitale du Siam. Un groupe de moines en robe safran s’avance le long du fleuve Chao Praya, un bol d’aumône en main. Légèrement derrière eux, un groupe de moines franciscains espagnols, pieds nus ou en sandales, marche lentement, sacs de toile sur l’épaule. Les habitants se tiennent devant leur maison, placent des offrandes de riz et de fruits aussi bien dans les bols des bhikkhus que dans les sacs des franciscains, Un moine bouddhiste invite même ces étrangers à visiter son temple. Dans cette capitale cosmopolite, deux traditions se saluent et se reconnaissent.

Cette scène, loin du récit habituel des entreprises missionnaires, témoigne d’un véritable dialogue interreligieux d’égal à égal. Dans un contexte où l’Europe imposait sa « mission civilisatrice », les Franciscains et les moines bouddhistes d’Ayutthaya ont créé une parenthèse d’échange où la rencontre a dépassé les barrières doctrinales pour se fonder sur un respect réciproque. La richesse de cette histoire réside dans un renversement des rôles : l’aide envoyée par l’Occident, porteuse d’une volonté d’éduquer, s’est retrouvée à recevoir plus qu’elle ne donnait.

Eva M. Pascal décrit cette scène dans Missionaries as Bridge Builders in Buddhist Kingdoms: Amity amid Radical Difference (2019). Spécialiste du dialogue interreligieux, elle montre comment, au XVIIᵉ siècle, la rencontre entre franciscains et moines bouddhistes dépasse les barrières doctrinales pour devenir une expérience de respect réciproque.

Ayuthaya, 18/10/2018
Eglise de St.Joseph, Ayutthaya

I. Rencontre à Ayutthaya

Les missionnaires catholiques européens, établis aux Philippines après la colonisation espagnole de 1565, avaient fait de Manille, dès 1571, un centre missionnaire majeur en Asie orientale. De là, ils étendaient leur influence vers la Chine, le Japon, l’Indochine, et les royaumes voisins (Pascal, 2019). Dans ce contexte, en 1662, un groupe de franciscains espagnols quitta Manille pour s’installer à Ayutthaya, la capitale du Siam, dans le quartier portugais de Ban Protuket. Ils y fondèrent une église sur la rive du Chao Phraya, en face du village japonais, lieu qui demeura actif jusqu’à la destruction partielle de la ville en 1767 (Ayutthaya Historical Research, 2011).

Chez les franciscains, la rencontre avec les bouddhistes ne pouvait passer par la théologie, tant la barrière culturelle était élevée. Leur dialogue se construisait sur la vie quotidienne et l’observation mutuelle de pratiques spirituelles telles que la discipline monastique, la pauvreté volontaire, la mendicité, la chasteté et le renoncement. Les moines ont ouvert leurs temples et invité les missionnaires dans leurs lieux de vie, reconnaissant en eux des figures spirituellement comparables (Pascal, 2019).

Les habitants d’Ayutthaya percevaient également ces étrangers comme proches des moines theravāda, par leur habit simple, leur vie communautaire, leur mode de vie pieds nus ou en sandales, et leur pratique de la quête d’aumônes. En retour, ils leur offraient généreusement du riz et des fruits — un geste d’une profonde signification dans le bouddhisme theravāda, où l’aumône est l’un des actes méritoires les plus élevés. Ainsi, les franciscains furent reconnus comme de véritables « champs de mérite », au même titre que les moines (Pascal, 2019).

La leçon d’austérité des moines theravāda aux franciscains eux-mêmes

Cette proximité autour des valeurs ascétiques se manifesta particulièrement dans l’admiration que les franciscains portaient aux moines bouddhistes, qui ne recevaient que des dons en nature et rejetaient l’argent. Ils voyaient en eux l’incarnation exemplaire de la pauvreté évangélique, parfois plus authentiquement vécue que celle de certains membres de leur propre ordre où la stricte observance de la pauvreté faisait débat interne : « Ils vivaient la pauvreté totale, car ils évitaient l’argent complètement, ce qui les faisait apparaître comme des incarnations parfaites de la pauvreté » (Pascal, 2019).

Les missionnaires — initialement venus pour instruire — se sont retrouvés face à l’incarnation exemplaire de leurs propres idéaux. Les Franciscains furent ainsi transformés en élèves spirituels. L’intention d’éduquer s’est muée en une humble et profonde réception.

II. Un carrefour mondial

Au XVIIᵉ siècle, Ayutthaya connaît son apogée. Fondée en 1351, la ville est un carrefour du commerce asiatique, alimenté par le riz, le teck, les épices et les métaux précieux. Portugais, Hollandais, Anglais, Chinois, Japonais, Indiens ou Persans s’y croisent. Les missions chrétiennes européennes (portugaise, espagnole, française) s’y installent, chacune naviguant entre concurrence, diplomatie et dialogue. Dans ce contexte, la rencontre moines franciscains–moines bouddhistes s’inscrit comme une parenthèse d’échange spirituel, loin des logiques de conquête.

Ayuthaya, 18/10/2018
Eglise de St.Joseph, Ayutthaya

III. Le contraste colonial

Ce récit mérite d’être mis en avant parce qu’il dénote complètement des récits coloniaux habituels.

On peut définir la colonisation paternaliste comme une entreprise qui prétend “élever” les populations dominées en les plaçant sous tutelle, au nom d’une mission civilisatrice. La présence française en Indochine au XIXᵉ siècle illustre ce schéma : les Vietnamiens étaient présentés comme un peuple “enfant” que la France devait “civiliser” et instruire, dans un projet unilatéral (Brocheux & Hémery, 2001). De même, l’Espagne imposa aux Philippines, dès 1571, le système des reducciones, regroupant les habitants dans des villages contrôlés afin de les « protéger » et surtout de les « éduquer », les considérant comme des « âmes à sauver » (Ileto, 1998). Ces entreprises, justifiées par la “mission civilisatrice”, contrastent radicalement avec la rencontre d’égal à égal vécue à Ayutthaya.

Ayuthaya, 23/03/2024
Wat Niwet Thammaprawat

La Conclusion

L’histoire des Franciscains au Siam prouve qu’une mission peut être un échange transformateur, et non une conquête. Envoyés avec une charge potentielle d’enseigner et de préparer une implantation politique, ils sont restés fidèles à leurs principes de base et se sont enrichis spirituellement au contact de l’Autre. Ce face-à-face démontre une vérité fondamentale : là où le paternalisme colonial enferme dans une hiérarchie stérile, le dialogue d’égal à égal ouvre la voie à une transformation mutuelle. Le choix n’est pas entre civiliser ou laisser faire, mais entre dominer ou échanger.

La colonisation du Siam n’aura jamais abouti, mais la présence franciscaine perdure ; la mission française, fondée plus tard, à l’origine de l’église Saint-Joseph d’Ayutthaya, en témoigne encore aujourd’hui.

Sous le règne de Phra Narai (1656-1688), les missionnaires catholiques ont obtenu une véritable liberté de culte ; le traité de Louvo de 1685 leur a permis de prêcher dans tout le royaume et de dispenser les catholiques du travail dominical.

Au XIXᵉ siècle, Rama IV (Mongkut, 1851-1868) confirme cette tolérance en proclamant en 1858 la liberté religieuse pour toutes les communautés, incluant christianisme et islam (Streicher & Hermann, 2019). Cette liberté religieuse existe toujours aujourd’hui dans la Thaïlande moderne. 

Ayuthaya, 23/03/2024
Vitrail représentant le roi Rama V, Wat Niwet Thammaprawat

Le Mot de la fin

Pour clore ce récit sur un ton léger, on peut évoquer une curiosité architecturale qui illustre, à sa manière, le dialogue des cultures au Siam : le temple Wat Niwet Thammaprawat, au sud d’Ayutthaya, est entièrement construit dans un style gothique européen, avec flèches, vitraux et arcs-boutants, à la manière d’une église chrétienne. Pourtant, à l’intérieur, il reste un temple bouddhiste actif, où les moines mènent leurs rites traditionnels.

Wat Niwet Thammaprawat

Ce temple a été commandé par le roi Chulalongkorn (Rama V) en 1876 pour servir de temple royal au palais de Bang Pa-In. Sa construction a été achevée en 1878. L’architecte italien Joachim Grassi, l’un des premiers architectes européens employés par le roi, a conçu ce bâtiment dans le style néo-gothique, avec des fenêtres en vitrail et un autel gothique. L’apparence du temple ressemble à celle d’une église chrétienne, avec l’image principale du Bouddha à la place d’une croix. (Wikipedia contributors, 2025) Un rappel amusant que le Siam a su transformer les influences étrangères en un échange créatif.


La Bibliographie

  • Ayutthaya Historical Research. (2011, février). Historical Sites: Franciscan Church. Ayutthaya-History.com. Retrieved [date d’accès], from https://www.ayutthaya-history.com/Historical_Sites_FranciscanChurch.html
  • Brocheux, P., & Hémery, D. (2001). Indochina: An Ambiguous Colonization, 1858–1954. University of California Press.
  • Ileto, R. (1998). Pasyon and Revolution: Popular Movements in the Philippines, 1840–1910. Ateneo de Manila University Press.
  • Pascal, E. M. (2019). Missionaries as bridge builders in Buddhist kingdoms: Amity amid radical difference. Missiology: An International Review, 47(1), 65-74. https://doi.org/10.1177/0091829618814836
  • Streicher, R., & Hermann, A. (2019). ‘Religion’ in Thailand in the 19th Century. In Multiple Secularities: Beyond the West, Beyond Modernity (pp. 123–139). Brill.
  • Wikipedia contributors. (2025, August 13). Wat Niwet Thammaprawat. Wikipedia, The Free Encyclopedia. Retrieved September 18, 2025, from https://en.wikipedia.org/wiki/Wat_Niwet_Thammaprawat

Le texte et toutes les photo ©Frédéric Alix, 2025

Posted in ,

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.