Le théâtre d’ombre est-il né en Inde ou en Chine ? Peut-être les deux à la fois, le commerce entre ces deux pays est ancien. On connait le Wayang Kulit, sa version javanaise (à mi-chemin sur la route maritime entre l’Inde et la Chine), et aujourd’hui je vais vous parler de la version thaïlandaise.
Le mot หนัง (nang) veut originellement dire « cuir ». Les marionnettes étant faites en cuir, le théâtre d’ombre s’est donc appelé nang หนัง.
Au 20ème siècle, lorsque le cinéma a été introduit dans le quotidien thaïlandais, il a pris le nom de nang หนัง lui aussi. Puisque le cinéma est aussi un spectacle fait de lumière projetée sur un écran.
En Thaïlande aujourd’hui, existe deux versions similaires mais différentes : le Nang Talung หนังตะลุง (originaire de Pattalung dans le sud), et le Nang Yaï หนังใหญ่ (de tradition centrale).
Nang de Pat’talung
Difficile de donner des dates mais il semble que le Nang Talung soit plus ancien et soit réellement un héritage laissé par les marchands indonésiens, indiens ou chinois en escale maritime dans la région méridionale de Pattalung et Nakorn Sri Thammarat.
On n’a aucune preuve tangible quand au moment où le Nang Talung est apparu dans le Sud de la Thaïlande. Il a toujours été un spectacle populaire et oral, aucune trace écrite ou mention officielle ne permet donc de le dater. Toutefois, certains avancent qu’il est apparu au 12ème siècle.
Le Nang Talung doit pouvoir être joué n’importe où. Les marionnettistes sont également les narrateurs. Ils sont accompagnés par un orchestre PhiPat.
A l’origine, le Nang Talung n’était pas lié à la religion. Il y a donc des personnages musulmans, des marchands chinois, et des moines bouddhistes. Ce spectacle est une culture commune à tout le sud thaïlandais.
Nang Yaï, la version royale
Le Nang Yaï หนังใหญ่ serait apparu au 18ème siècle à Ayuthaya. Mais c’est durant l’ère Ratanakosin (Bangkok) sous le règne de Rama I que l’on a les premières preuves réelles de spectacles donnés. Le Nang Yaï (litt. Grand Théâtre) présente des grandes marionnettes en cuir de buffle.
Same same but different
La première différence entre le Nang Yaï หนังใหญ่ et le Nang Talung หนังตะลุง est dans la taille. Les marionnettes du Nang Talung ont des membres qui bougent, alors que celles du Nang Yaï sont immobiles.
Peut-on vraiment parler de marionnettes? Il s’agit plutôt de scènes géantes. Elles ne prennent vie qu’au moment de la présentation. En effet, ce sont les marionnettistes qui en dansant, marionnettes aux mains, permettent à ces scènes de s’exprimer.
Une autre différence importante, le Nang Yaï est un art royal présenté par les temples avec un objectif d’enseigner la morale religieuse. Le Nang Talung est un art populaire qui est libre de raconter aussi bien des légendes laïques que religieuse et qui dans le ton de sa narration ne s’interdit aucune critique de la société.
On peut comparer le Nang Talung thaïlandais au spectacle guignol européen.
Le Grand Nang
Les spectacles de Nang Yaï sont récités par un récitant qui n’est pas marionnettiste, le tout est accompagné par un ensemble orchestral appelé « PhiPat ».
Le Nang Yaï présente l’épopée du Ramakian. Comme les spectacles de Khon. D’ailleurs il y a une influence réciproque évidente dans les danses et les costumes des marionnettistes et les acteurs du Khon.
Pendant le règne de Rama V, les spectacles de Nang Yaï étaient joués dans deux temples : le Wat Sawang Arom (Singburi) et le Wat Khanon (Rachaburi). Ces deux temples continuent à preserver cet héritage aujourd’hui encore.
Au Wat Khanon, c’est le révéré moine Satthasunthorn (1848 – 1942) qui a eu l’idée de créer des figures plus larges. Certaines de plus de 2 mètres. Ce sont 313 marionnettes différentes qui ont été fabriquées. Cette collection est toujours conservée dans le monastère. Un musée présente les plus belles pièces. J’ai eu la chance qu’on m’ouvre une porte dérobée pour comprendre que la collection du temple comporte des centaines de marionnettes conservées à l’abri de la lumière (mais pas de l’humidité).
Vidéo
J’ai compilé une vidéo de présentation des deux types de spectacles.
– Les 2 premières minutes sont consacrées au Nang Yai.
– Puis on va visiter la maison de Suchart Supsin où nous attendent les marionnettes du Nang Talung.
– Quelques images de la fabrication
– et enfin le spectacle (3 dernières minutes)
Fabrication
Pour la fabrication, au Wat Kanon, on nous explique que le choix du cuir de la future marionnette depend du personnage que l’on va créer. Ainsi pour le moine-ermite, il convient d’utiliser une peau de léopard ou d’ours. L’artisan qui crée la marionnette doit être vêtu de blanc et doit observer huit des commandements de pureté religieuse. Enfin, tous les dessins et coloriages doivent être terminé en une seule journée.
Pour les personnages de moindre importance, n’importe quelle peau de vache fera l’affaire.
Le Nang Talung n’ayant pas le même caractère sacré, l’artisan peut travailler en parfaite liberté.
Suchart Subsin est né en 1938 à Nakorn Sri Thammarat. Très jeune, il commence à créer des marionnettes de Nang Talung. Son père l’a encouragé dans cette voie et lui a permis d’étudier avec un maître artisan ainsi qu’avec un poète. En 1987 il ouvre un musée dans sa maison familiale pour que le public puisse venir voir sa collection de marionnettes et se familiariser avec son travail d’artisan. En 2006, il a reçu le titre prestigieux d’Artiste National dans performance d’un art populaire.
Aujourd’hui, son fils a pris la relève. Parce que l’art traditionnel se transmet de génération en génération et c’est ainsi que la tradition reste vivante.
La maison Suchart Subsin est toujours ouverte aux visiteurs. On peut y apprendre comment sont fabriquées les marionnettes, on peut apprendre sur l’histoire de cet art en regardant la collection et on peut assister à une démonstration de spectacle.
Les personnages
Pour le Nang Yaï, les personnages présentés sont ceux de l’épopée du Ramakian. On trouve un personnage principal qui peut être un moine, un dieu ou un roi. Un personnage en dévotion, les mains jointes, un personnage en mouvement mais aussi des marionnettes paysage sans personnage.
Dans le Nang Talung, il existe aussi une hiérarchie de personnages, mais ceux qui ont le plus de succès sont les personnages issus du peuple.
Nai Yodthong par exemple est un coureur de jupons, un vantard, il a l’habitude de dire des bêtises mais il devient lâche quand il est face à plus fort que lui.
A noter qu’il existe une version Issan appelée Nang Pramothai. Je vais donc continuer mon enquête dans le Nord-est thaïlandais.
Toutes les photos et le texte © Frédéric Alix, 2007 à 2022
J’espère n’avoir pas commis trop d’erreurs dans mes explications, si vous avez de la littérature complémentaire, je suis toujours heureux d’en apprendre plus.