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Vilanka : le récit du roi des Lawa 

Histoire du peuple Lawa (2) – récit imaginaire basé sur les véritables légendes.

Statue de Vilanka au village Muang Ka

Je suis Vilanka, chef des Lawa, seigneur des montagnes, protecteur des forêts, et gardien de notre peuple depuis des générations. Mon histoire, vous l’avez peut-être entendue à travers les récits des vainqueurs, déformée par leurs plumes et leurs intentions. Aujourd’hui, c’est ma voix que vous entendrez.

J’ai vécu au VIIe siècle de votre ère. Le récit de ma vie, je peux vous le raconter, mais je ne peux pas l’écrire. Nous avions un système d’écriture autrefois, on avait écrit toutes nos histoires sur de la peau de buffle. C’était notre bibliothèque. Mais un chien affamé a tout mangé. Nos récits écrits ont disparu et personne n’a jamais su comment les réécrire. Donc aujourd’hui je confie l’histoire de ma vie à cet arbre qui le transmettra aux autres arbres et j’espère que mon nom sera entendu dans les siècles à venir.

L’ermite Suthep et l’orpheline

Tout a commencé quand l’ermite Suthep a recueilli une enfant abandonnée. Nous, on le connait bien Suthep, il passe son temps dans sa grotte sur sa montagne. Avec sa barbe et ses cheveux longs, le corps maigre parce qu’il prétend que nourrir l’esprit est plus important que nourrir l’estomac, il est toujours habillé d’une peau de panthère. Il passe tellement de temps sur sa montagne à méditer que je vous le dis, un jour cette montagne prendra son nom.

Chiang Mai, 14/09/2012
Statue de l’ermite Suthep

Donc Suthep l’ermite solitaire ne pouvait pas s’occuper de cette fille, il l’a envoyé dans la plaine, chez le peuple Môn. Il aurait eu honte de nous la confier, il a beau parler de détachement, il a sa fierté et il voulait que sa fille adoptive soit éduquée dans une civilisation.

Vous savez, les gens de la civilisation : ils nous méprisent.

Suthep, c’est un fils Lawa comme moi, il a étudié le bouddhisme, mais il est enfant de la terre de nos esprits tutélaire Pu Sae et Ya Sae, comme nous tous. Nos ancêtres étaient des cannibales, des chasseurs de tête, et en même temps les gardiens de la forêt et des sources d’eau qui jaillissent de la montagne. D’ailleurs j’y suis allé dans sa grotte, elle est à côté d’une magnifique cascade d’eau qui sort de la montagne. 

Muang Ka, 08/08/2024
Statue de Vilanka au village Muang Ka

On avait oublié cette histoire d’enfant adopté. Et quand cet illuminé est allé poser un coquillage dans la plaine, et qu’il a fait construire les murailles d’une ville de la forme de son coquillage, mais en mille fois plus large, on s’est dit que ses projets devenaient de plus en plus farfelus. Mais voilà que la fille est revenue, par la rivière, amenant avec elle 500 moines et 500 artisans venus de Lawo, la capitale de la civilisation Môn.

La Reine Cāmadevi

Suthep a annoncé que sa fille adoptive allait devenir la Reine de la cité de Hariphunchai, dont les fortifications ont la forme exacte du coquillage.

On m’a raconté que Nang Cāmadevi, nouvelle reine de Hariphunchai, était d’une beauté a faire résonner nos montagnes. Mais ce qui m’intéressait bien plus, c’était le lien ancestral qu’elle portait avec mon peuple, les Lawa. Née sur nos terres, recuellie par Suthep, elle portait en elle notre héritage, même si elle avait été éduquée dans la culture Môn et s’était éloignée de nos traditions.  

Je savais que cette reine, venue à Hariphunchai avec ses moines et ses artisans, cherchait à unifier ce territoire. Pour notre peuple, son mariage avec moi aurait été une alliance naturelle, le retour de l’ordre ancestral. Alors, je lui envoyai un messager porteur de cadeaux et de ma proposition.  

Sa réponse fut un coup de poignard.  

« Je ne veux pas de lui, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu, mais je ne souhaite même pas qu’il touche ma main. » Ses mots, relayés par son messager, furent empreints de mépris pour ma personne et, plus largement, pour mon peuple.

Doi Pui, 30/10/2024

Le Récit Fondateur

Vous savez, la reine Cāmadevi, avec tout son raffinement Môn, ses rituels calculés au millimètre et ses lois gravées dans la pierre, elle ne comprend pas une chose essentielle : mon peuple, les Lawa, a une histoire. Pas une histoire enfermée dans des manuscrits dorés ou des sutras vénérés, non. Une histoire plus ancienne, gravée dans les parois de nos montagnes et racontée par les arbres et les rivières.

Prenons le récit du roi Sammutiraja. Une leçon que la Cāmadevi aurait intérêt à méditer.

Il y a bien longtemps, le roi de la plaine envoya des familles sur les hauteurs pour y garder des chèvres. Ces gens-là, des paysans simples, se retrouvèrent face à un problème : sur ces terres escarpées, ils ne pouvaient pas cultiver le riz irrigué des vallées. La faim les guettait, et avec elle, le désespoir.

Mais devinez qui leur est venu en aide ? Pas un seigneur, pas un érudit, pas même un moine. Non, ce furent des singes… et des chèvres. Oui, ces mêmes créatures que la reine regarde de haut, elle aussi.

Les singes, avec leur sagesse sauvage dirent aux chèvres de descendre dans la vallée et de manger des grains de riz jusqu’à en avoir le ventre plein. Ce qu’elles firent. Puis elles remontèrent sur la montagne, et là, en déféquant, elles dispersèrent les graines. Ces graines, devenus plus résistantes, s’adaptèrent à la montagne.

Ainsi, grâce aux singes et aux chèvres, les hommes apprirent à cultiver sur des terres hostiles. Ils survécurent. Et mieux encore, ils prospérèrent, c’est l’histoire de mon peuple Lawa. 

Mais la reine Cāmadevi, que retient-elle de cette histoire ? Rien. Ou pire, une caricature. Pour elle, nous ne sommes qu’un peuple « dégénéré », parlant une langue qu’elle qualifie de semblable à celle des singes. Elle méprise ce qu’elle ne comprend pas. Elle refuse de voir la sagesse des animaux, l’intelligence de la nature. Nous, les Lawa, sommes nés des montagnes, façonnés par la forêt. Nous savons survivre là où ses rituels ne servent à rien. Et bien sûr notre peau est plus foncée que la leur puisque nous travaillons sous le soleil.

La Lance et le Chapeau 

Mon sang bouillonna, mais je choisis de répondre par un défi. J’envoyai un messager lui annoncer que, si je lançais ma lance depuis le sommet du Doi de Suthep jusque dans sa ville de Hariphunchai, elle devrait m’accepter. Camadevi, rusée, accepta le défi, pensant que la distance rendrait l’épreuve impossible.  

Je montai au sommet du Doi, accompagné de mes hommes. La première tentative échoua de peu : la lance frappa juste à l’extérieur des murs de Hariphunchai. Je la vis alors s’agiter, inquiète. Elle n’avait pas prévu que je sois capable de m’approcher autant.  

Pong Yaeng, 03/11/2024
Statue de Vilanka au sommet de Mon Long

C’est là que sa ruse entra en jeu. Elle m’envoya un cadeau : un turban tissé à partir de ses sous-vêtements. « Porte-le, dit-elle, comme un symbole de mon respect pour toi. » Naïf, je l’acceptai, j’étais même heureux qu’elle pense à me faire un cadeau et le nouai autour de ma tête avant de lancer ma lance une deuxième fois. Mais ce tissu, chargé de sa « pollution féminine » selon leurs croyances, affaiblit mes forces. La lance retomba au pied de la montagne.  

Une Guerre Inévitable 

Je n’avais plus goût à rien. J’avais perdu mon défi, mais ce n’était rien en comparaison à la tristesse que j’éprouvais de m’être fait duper. On a dit que j’ai envoyé mon armée, mais mes guerriers se sont envoyés tout seuls, moi, j’étais anéanti. Ils sont descendus des montagnes pour prendre Hariphunchai de force. Mais Camadevi avait préparé ses fils pour défendre la ville. Montés sur un éléphant royal, ils menèrent leurs troupes avec une habileté remarquable.  

Mes hommes ont combattu avec courage, mais la supériorité numérique et la stratégie de Cāmadevi finirent par nous submerger. Mes soldats ont battu en retraite. Nous étions définitivement soumis.

Le Dernier Héritage 

Peut-être que ce n’était pas une défaite totale. Mes deux filles furent mariées aux deux fils de Cāmadevi, unissant finalement nos peuples par le sang, comme je l’avais espéré, mais d’une manière différente. Ainsi, nos lignées se mêlèrent, et l’héritage des Lawa perdura dans les générations à venir.

Vous vous souvenez de la relique que le Bouddha en personne avait confié à nos ancêtres Pu Sae et Ya Sae? Elle repose toujours sous le stupa de Doi Kham, et voyez comme les choses se sont arrangées: ce sont les fils de Cāmadevi qui veilleront désormais sur ce sanctuaire sacré et d’honorer nos origines et leurs esprits. N’est-ce pas là ce que je souhaitais, au fond ? Que notre mémoire, notre héritage, perdure. Je ne peux qu’être satisfait : nos montagnes résonnent encore des noms de mes ancêtres, et les prières des générations à venir porteront toujours une part de notre histoire, l’histoire des Lawa.

Cœur brisé

Je suis Vilanka, et ceci est mon histoire. Une histoire de fierté, de respect, et de lutte pour préserver l’âme de mon peuple dans un monde en mutation.

Je suis mort de chagrin. Inconsolable. Je n’avais plus le goût à rien. C’est comme ça.

Pong Yaeng, 03/11/2024
Vue sur le massif de Doi Pui, depuis le sommet de Mon Long

Funérailles

Ah, mes funérailles ! Permettez-moi de vous raconter cette mascarade, car qui d’autre que moi, Vilanka, peut le faire avec autant de verve ? Imaginez donc la scène : Khun Luang Vilanka, souverain déchu mais fier, trépassé d’un cœur brisé. Et voilà qu’on se met en tête de me hisser jusqu’au sommet du Doi Pui pour que, même dans la mort, je puisse dominer Hariphunchai du regard. Noble idée, n’est-ce pas ? Attendez la suite. 

Ma dépouille, soigneusement emballée dans un cercueil de bambou (pas très royal, je vous l’accorde, mais bon, on fait avec les traditions qu’on a), était censée voyager dignement. Mais non, la dignité n’était apparemment pas au programme ce jour-là. 

Les porteurs, bien intentionnés mais complètement désorganisés, ont décidé de prendre un chemin plus long parce qu’une procession funéraire ne peut pas traverser un court d’eau. Je vous jure que de l’eau, le jour de mes funérailles, personne n’en a bu. Ma procession a dû passer un lieu envahi de liane de vigne géantes. Ne me demandez pas comment, mais ces braves gens ont oublié où ils allaient, qui ils étaient, et surtout, qu’ils portaient un roi mort sur leurs épaules. Résultat ? Certains passaient sous les lianes, d’autres par-dessus, et les musiciens qui jouaient des cymbales (les fameuses Swa) et des cloches (Deng) se sont tellement enivrés de leur musique qu’ils se sont retrouvées pétrifiées en rochers. Voilà, mon orchestre de gloire funéraire transformés en cailloux ridicules qu’on appelle aujourd’hui Pha Swa et Pha Deng. Merci bien !

Ensuite, alors qu’on gravissait le sommet du Doi Pui, voilà que mon cercueil a eu la brillante idée de perdre son couvercle. Oui, soufflé par le vent comme une feuille morte ! Vous imaginez ? Mon dernier voyage et me voilà exposé comme un vulgaire poisson au marché. Ils ont nommé l’endroit Kiew Maew Plew en souvenir de cet épisode pittoresque. Littéralement : « le col du couvercle (Maew) soufflé par le vent (Plew) ». Poétique, non ?

Mais ce n’est pas fini ! Arrivés au sommet, ces génies ont décidé que la meilleure façon de m’inhumer était de renverser mon cercueil pour me faire rouler comme un sac de riz dans ma tombe improvisée. Ce charmant moment a donné naissance au lieu-dit « Doi Kwam Long », ou « la montagne du cercueil renversé ». Et bien sûr, parce que rien n’est simple, ils ont déclaré que mon cercueil s’était transformé en pierre. Pourquoi pas, après tout ? Si mes cymbales sont devenues des rochers, pourquoi mon cercueil n’aurait-il pas droit au même traitement ?

Et voilà, chers auditeurs, comment mes funérailles se sont transformées en un théâtre burlesque digne des meilleures farces. Aujourd’hui, touristes et pèlerins visitent le temple de Doi Suthep, adorent une relique du Bouddha et campent sur les flancs du Doi Pui, sans se douter qu’ils marchent sur le théâtre de mes mésaventures posthumes.

Mais rassurez-vous, moi, Khun Luang Vilanka, je veille toujours. Transformé en esprit que l’on craint encore, je regarde, j’écoute, et je ris doucement de l’ironie de ma mort. Car les montagnes des Lawa murmurent toujours mon nom.

Pong Yaeng, 03/11/2024
Statue de Vilanka au sommet de Mon Long

Texte et photos : © Frédéric Alix, 2024

Ce texte fait partie d’une série de trois textes sur les Lawa. Dans le prochain texte, un lapin nous livrera sa vision apocalyptique de l’avenir.

précédent texte : Les accords de Paix du pays Lawa

Les deux orthographes pour notre héros sont possibles.
Vilanka (วิลังคะ)
 : [wi-lăng-khá] : plus fluide et plus utilisé dans la langue parlée.
Viranka (วิรังคะ) : [wi-răng-khá] : peut être choisi si l’on veut insister sur une origine sanskrite où « vira » signifie souvent « héros » ou « vaillant ».

Bibliographie :

  • Nimmanahaeminda, Kraisiri. (1967). The Lawa guardian spirits of Chiangmai. In the Journal of the Siam Society 55.
  • Ongsakul, S. (2005). History of Lan Na. Chiang Mai: Silkworm Books.
  • Penth, H. (2004). A brief history of Lanna: Northern Thailand from past to present. Chiang Mai: Silkworm Books.
  • Rhum, M. R. (1987). The cosmology of power in Lanna. Journal of the Siam Society, 75, 91–106.
  • Satyawadhna, C. (1991). The dispossessed: An anthropological reconstruction of Lawa ethnohistory in the light of their relationships with the Tai (PhD thesis). Department of Anthropology, Research School of Pacific and Asian Studies, The Australian National University, Canberra, ACT.
  • Wichienkeeo, A. (2006). The Lua of Lanna: A study from Lanna archives. In C. Satyawadhna, Community rights in Thailand and Southeast Asia (Project code RDG4210014V12, pp. 165). Thailand Science Research and Innovation.
  • Wyatt, D. K. (2003). Thailand: A short history. New Haven, CT: Yale University Press.
  • Young, G. (1962). The hill tribes of northern Thailand. Bangkok: The Siam Society.
  • สุรพล ดำริห์กุล. (2567). เมืองประวัติศาสตร์เชียงใหม่ คุณค่าอันโดด. กรุงเทพฯ: เมืองโบราณ.
    Pr. Suraphon Damrihkul, La ville historique de Chiangmai, valeur universelle exceptionnelle.
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2 réponses à « Vilanka : le récit du roi des Lawa  »

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