RECIT DE VOYAGE
Agra, le samedi 29 novembre 2003
Plus on s’approche du monument, mieux on comprend son secret de beauté. Il n’est pas fait de murs normaux. Il est fait d’une broderie de marbre. La pierre a été travaillée au ciseau par des experts. Les rayons de lumière ne touchent pas les faces, ils pénètrent le marbre et se décomposent dans la pierre. Des ombres s’ajoutent, et l’ensemble forme une couleur nouvelle, inconnue, qui change à toutes les minutes, s’éclairci puis se renforce. On dit souvent que le Taj Mahal est blanc. Non, il n’a pas de couleur. Il est le travail de la lumière solaire dans le découpage minutieux de ses murs.

Si Bruno ne m’avait pas montré son impatience, je pense que je serais resté – en état d’observation béate – jusqu’à la fermeture, pour avoir la chance de voir le monument disparaître dans la nuit. J’aurais aimé revenir le lendemain, mais je ne savais pas comment occuper Bruno un jour de plus. Alors que l’on était assis au pied d’un arbre, à la droite du Taj Mahal, Bruno m’a dit qu’il voulait aller à Goa dans le sud du pays. Il m’a parlé des soirées de musique électronique sur des plages qui sont célèbres, des night-clubbers qui rêvent d’aller là-bas, des champignons hallucinogènes. Il m’a énuméré les noms de DJ mondialement connus qui s’y produisent. Je l’ai écouté en me demandant si il me parlait bien du même pays. Visiblement nous ne visitions pas la même Inde. Il n’avait rien vu du Taj Mahal. Les découpages dans le marbre ne l’intéressait pas le moins du monde. Il voulait aller à Goa, au bord de la mer, là où on mange des drogues en omelettes et où il est chic est de danser dans le sable sur des sons électroniques internationaux.

Des gateaux secs de toutes les couleurs
On marchait des les rues d’Agra, la nuit était tombée. J’étais heureux d’être ici, de voir l’agitation de ces rues, grouillantes de couleurs et fumantes d’odeurs. Dans l’ouverture d’une fenêtre, l’étalage d’un pâtissier a attiré mon attention. Comme si je savais parfaitement ce que je faisais, je suis allé choisir des pièces sèches de plusieurs couleurs. Bruno m’a regardé comme on regarde un enfant qui est en train de faire une bêtise, mais qu’on laisse faire malgré tout, parce que ce n’est pas si grave.
Mon sachet à la main, on a continué de déambuler, on cherchait un endroit où manger. Je ne pouvais pas attendre et j’ai englouti le premier biscuit en marchant. On est monté sur le toit d’un restaurant. La nuit avait avalé le Taj Mahal. A croire qu’il n’avait jamais existé. Comme deux jours plus tôt, il faisait un peu froid pour manger dehors, mais on était content de se retrouver au-dessus de ces rues trop animées. J’ai pris un autre biscuit. Bruno n’en a pas voulu, il a grimacé et a dit « Es ist grauslig ». On a commandé deux thalis. Pendant que Bruno était aux toilettes, j’ai dévoré quatre autres biscuits. Avant de partir, je mangé le dernier. Bruno m’a grondé « ça suffit, tu en as mangé trois ». Je ne lui ai pas dit que j’avais fini le paquet pendant qu’il avait le dos tourné, j’ai rangé le sachet dans mon sac à dos comme si il en contenait encore. On est rentré au guesthouse.
Dimanche 30 novembre 2003
La ligne de chemin de fer entre Agra et Bhuratpur était en travaux. Le trishaw nous a emmené à la gare routière, il s’est arrêté devant un bus en nous disant que c’était celui-là. Bruno était suspicieux et voulait qu’on cherche une autre compagnie. Il pensait que le trishaw allait toucher une commission sur le prix surtaxé de nos billet. Un jeune homme assis devant une petite table en plastique m’a montré les plans des bus de la journée. Il y en avait toutes les demi heures pour Bhuratpur, ils étaient tous au même prix. J’ai fait semblant de réfléchir et j’ai acheté deux places, non pour le prochain départ, mais pour le suivant. En effet, on pouvait s’asseoir à l’avant et avoir plus d’espace que dans celui qui s’apprêtait à partir. On avait le temps, il n’était pas onze heure. Il a barré deux places sur son plan, il a rempli un ticket, il a encaissé les quelques dizaines de roupies et on s’est assis sur des chaises en plastiques en attendant le départ. Le chauffeur de trishaw nous a fait un signe amical de la main et s’en est allé.
Une demi heure plus tard le bus s’est présenté devant nous. Bruno n’a pas voulu mettre nos gros sacs à dos dans le compartiment en soute, il pensait qu’on se les ferait voler. On a casé nos énormes bagages entre nos jambes. J’ai ouvert la fenêtre au tiers, le bus s’est rempli, on a quitté Agra.

Ecrasé par la chaleur
Le trajet a duré deux heures, cela m’a semblé être une éternité. A mesure que l’on s’enfonçait dans le paysage rural, j’ai cru avoir des hallucinations. J’ai vu un ours portant une muselière, tenus en laisse, qui me semblaient pourtant bien réel. La scène s’est reproduite plusieurs fois. Etait-ce un cirque qui marchait de ville en ville ?
De temps en temps nous nous arrêtions, des passagers montaient. Je regardais les gens s’asseoir un peu partout. Là où il restait encore de la place, de gros sacs de toutes les formes et de toutes les couleurs s’empilaient. Ecrasé par la chaleur, je regardais la porte qui me semblait si loin tout d’un coup. Je me suis demandé si j’aurais la force de me lever. Bruno dormait. La route était poussiéreuse, j’ai dû fermer la fenêtre, je me suis senti encore plus mal, comme prisonnier, j’avais envie de casser la vitre et de sauter hors de ce bus.
Enfin, à un carrefour de routes de poussière, au bord desquels on avait construit des bâtiments sales et ternes, le chauffeur s’est retourné et nous a dit «Bhuratpur, Bhuratpur». Bruno s’est réveillé, j’ai rassemblé mes forces, je me suis levé, j’ai mis mes vingt kilos de sac sur le dos, je me suis concentré sur mon équilibre, on est descendu du bus.
Sur le Guide du Routard, on avait repéré « Jungle Lodge ». L’adresse était décrite comme « agréable et pas trop chère ». La maison n’était pas loin de cette intersection. J’ai tout de suite aimé le jardin: d’énormes plantes tropicales entouraient la bâtisse. Hélas, une femme assise sur le pas de porte nous a dit que c’était complet pour aujourd’hui. Elle nous a indiqué le petit portail qui menait chez sa voisine qui louait, elle aussi, des chambres. Nous avons ouvert le petit portail et nous nous sommes approché de cette maison. Une Lady indienne est apparue dans un sari coloré. Elle nous a montré la chambre et à partir de là, je ne me souviens plus des détails. Ecrasé par la moiteur, sans aucune énergie, je me suis couché sur le lit et j’ai dû m’endormir de suite. J’avais mal partout. Je ne savais pas si j’avais trop chaud ou trop froid.
Quand je me suis réveillé, il faisait nuit. Mon sac de couchage était humide et ma peau moite. J’avais très chaud, je devais faire pipi. Je me suis levé, j’ai suivi le couloir sombre qui menait du lit à la salle de bains. Au bout du couloir, à la place des toilettes, j’ai vu Goa dans une lumière rouge. Je devais marcher sur un étroit chemin. Des flammes rouges crachaient de la chaleur des deux côtés. Un homme enturbanné jouait de la flûte en charmant un serpent. Les flammes tournaient autour de moi, le fakir avait un air sévère, le serpent dansait sérieusement, j’essayais d’avancer dans la bonne direction, j’avais peur, mes genoux se sont pliés et je suis tombé sur le sol carrelé.
Bruno, réveillé par le bruit, est venu me relever. Je lui ai dit qu’il y avait un maharaja devant moi. Je n’ai pas eu la force de parler du serpent qui dansait. Bruno a eu peur. Il m’a aidé à me recoucher dans le sac de couchage moite. Je n’ai pas pu me rendormir, j’ai attendu que le matin vienne. Au bout du couloir, Goa avait disparu, mais des ombres bougeaient sur les murs. Au plafond, le ventilateur tournait gracieusement en faisant un petit bruit répétitif.
A suivre,…
J’ai hâte de lire la suite….