Journal de Voyage – écrit le dimanche 5 février 2006
Dans mon précédent texte je vous ai raconté mes deux jours à Luang Nam Tha.
J’ai finalement quitté Luang Nam Tha hier (samedi) pour Muang Singh, à soixante kilomètres au nord-ouest. Muang Singh est à dix kilomètres de la Chine au nord, et à trente kilomètres du Myanmar à l’ouest. C’est le centre du Triangle d’or. Muang Singh a été autrefois la capitale d’une importante principauté Tai Lü. Les guides de voyages recommandent d’aller visiter son marché qui est « animé et coloré » (Lovely Planet). Et pour cause, il fut le plus important marché de l’opium de toute la région, une région que se sont disputé les Britanniques, les Français et les Siamois à la fin du XIXème siècle.
A Muang Singh avec Vieng et Somboun
Pas de chance ! la camionnette pour Muang Singh est déjà remplie au moment où j’arrive à la gare routière de Luang Nam Tha. Je propose de m’accrocher à l’arrière, mais le chauffeur préfère que j’attende le prochain convoi, dans deux heures.
Deux jeunes laos arrivent lentement près du songtaew au moment où je m’assieds résigné sur le banc d’attente. Ils obtiennent en lao les mêmes informations que moi une minute plus tôt. L’un d’eux s’appelle Vieng, l’autre Somboun. Somboun porte une casquette qu’il a légèrement décalée sur un côté, il est étudiant à Luang Prabang mais sa famille vit à Luang Nam Tha. Vieng habite ici, il cherche du travail. Il vient de terminer son dernier emploi d’apprenti dans un hôtel de luxe situé près de la rivière (hier j’y ai rencontré un couple de parisiens qui se plaignaient de leur chambre et avaient obtenu de déménager dans un meilleur endroit). Vieng et Somboun sont amis d’enfance, ils vont à Muang Singh chercher un travail pour Vieng.

Ce n’est pas une camionnette qui arrive mais un minibus. Et comme une bonne surprise n’arrive jamais seule, le chauffeur décide que c’est moi qui m’assiérai à l’avant parce que je suis celui qui prend le plus de place. Un Lao, grand lui aussi, grogne quelque chose que je ne comprends pas. La route est belle, elle serpente à travers les montagnes pour arriver dans une nouvelle vallée, la grande plaine de Muang Singh. Pendant le voyage, j’échange quelques mots avec le chauffeur et avec Viang et Somboun qui sont assis derrière moi. Arrivés dans le gros bourg, le chauffeur me laisse dans la rue principale là où je vais trouver un guesthouse. Il continue vers la gare routière qui est, comme partout au Laos, éloignée du centre.
Le guesthouse est une grande maison en bois, je choisis une large chambre avec deux lits, salle de bains et porte-fenêtre vers le balcon qui surplombe la rue. J’aurais pu prendre une chambre plus simple et moins chère donnant sur l’arrière, mais je préfère avoir de la place et un peu de lumière (et le prix est raisonnable : 3 dollars).

Il n’y a pas grand-chose à voir à Muang Singh. Pourtant, la ville a été autrefois la capitale de la Principauté Tai Lü de Chiang Kaeng. Au carrefour d’importantes voies de communications entre les Etats Shan et la Birmanie à l’ouest, le Lanna et le Siam au sud, le Sipsong Panna et la Chine au nord: le marché local était une importante plaque tournante du commerce de l’opium. Mais de ce passé, il ne reste plus grand chose. L’ancien marché (où l’on trouvait de l’opium) a été détruit récemment.
Une rue qui court sur toute la largeur et quelques rues perpendiculaires qui mènent à des quartiers d’habitations éparpillées. Mis à part quelques constructions récentes sur la grande rue, toutes les maisons sont en bois. Je mange une soupe. Je visite un temple de style Tai Lü : un large et haut toit couvrant une salle où pendent des dizaines de tissus brodés et teints que l’on appelle « Toung ».



Le nouveau marché se trouve en périphérie du bourg (à peine à dix minutes de ma chambre) mais ne rassemble la grande foule colorée que le matin. Je marche sur la grande rue, je ne sais pas ce que je peux faire aujourd’hui, je pense aller louer un vélo. A cet instant, je croise Vieng et Somboun. Nous sommes heureux de nous revoir. Ils veulent aller visiter un That sur une colline en dehors de la ville puis se présenter dans un hôtel voisin pour voir s’ils auraient besoin d’un travailleur. Ils me proposent de les suivre. Ils organisent un transport en petite camionnette. Je crains que ma présence ne fasse monter le tarif.


Nous remontons la route prise le matin pour arriver aux confins de la vallée, là où commencent les montagnes. La camionnette nous laisse au bord de la route, ils conviennent d’un rendez-vous pour dans deux heures. Nous montons un chemin forestier qui mène au That. Vieng et Somboun sont venu une fois ici lorsqu’ils étaient écoliers. Ils ont gardé un vif souvenir de cette sortie scolaire et voulaient revenir une fois.
Une fois par année, les villageois organisent une grande fête autour de ce That à l’occasion d’une pleine lune, mais ni Sombun ni Vieng n’y ont jamais assisté. Nous discutons de choses et autres, les habituelles questions sur le pays d’où je viens, la météo, ce qu’on fait comme travail. Pendant que Vieng se prosterne rapidement devant le monument, Somboun me dit être chrétien et me pose plusieurs questions sur Dieu. Je les prends en photo devant le That et nous redescendons.
Un chemin parallèle mène à un « resort hôtel ». Cela semble désert. Quelques bungalows à l’abandon bordent le chemin. Vieng lance un appel avec son téléphone portable. Nous montons un escalier et arrivons sur une terrasse à flanc de montagne qui offre une vue sur toute la vallée. Deux jeunes filles apparaissent. Tout le monde se dit bonjour. Les deux filles et Vieng sont debout et échangent quelques mots un peu gênés. Somboun me tire en direction de la vue sur la vallée, afin de les laisser discuter seuls. Il me montre vers l’est les premières montagnes chinoises. Vers l’ouest on devine la vallée où coule le Mékong, au-delà du fleuve, c’est la Birmanie.
La mère de Somboun est morte il y a longtemps. Il a été élevé par son père. Pour une raison que je ne comprends pas, il culpabilise de l’absence de sa mère. Il craint ne pas être un bon chrétien et me questionne à savoir ce qu’il doit faire. Je crois qu’il pense que Dieu l’a puni en lui enlevant sa mère, mais lui-même ne sait pas pourquoi il a été puni. Ces tortures de l’esprit me semblent à des années lumières du bouddhisme qui rend les gens si joyeux ici. Je l’éclaire comme je peux en lui parlant de l’amour de Dieu pour chacun et refusant de croire à une punition, j’essaie simplement de lui dire que la vie n’est facile pour personne. En venant admirer la vue, je ne m’étais pas préparé à une telle discussion.
Je crois comprendre qu’il n’y a pas de place de travail pour Vieng. Les jeunes filles finissent par nous offrir un verre de thé chinois, nous nous asseyons tous, mais comme leur discussion est finie, plus personne ne parle. Je continue de consoler Somboun.
Nous redescendons vers la route. Vieng est nerveux parce que la camionnette est en retard. Si on arrive trop tard à Muang Singh, ils louperont le dernier convoi pour Luang Nam Tha.

La camionnette finit par arriver. Nous nous rendons dans un autre petit village. Apparemment, le chauffeur y a donné un autre rendez-vous pour récupérer des femmes venues célébrer un mariage. Le chauffeur ne trouve pas les femmes.
C’est un petit village habités par des Akkha. Il y a le pillier aux esprits au milieu du village. J’aimerai bien descendre faire un tour mais Vieng me dit d’attendre. Il demande l’autorisation à un homme puis me dit que l’on peut aller visiter le village. Nous marchons lentement entre les maisons. Sur une énorme balançoire qui doit bien mesurer cinq mètres de haut, une petite fille est assise et se balance sous le regard d’une mère. Au bout du village se trouve un temple. Des moines sont assis. Vieng demande l’autorisation de pouvoir entrer dans l’enceinte. Nous entrons.

Les habitants semblent tous curieux et intrigués par ma présence. Toutefois, ils ne questionnent pas, ils se contentent de me regarder passer avec mes deux guides improvisés qui eux-mêmes sont des étrangers puisqu’ils viennent d’une autre vallée et ne sont pas de l’ethnie Akkha.
Le chauffeur de la camionnette a fini par retrouver les femmes. Une journée de fête et le lao-lao (alcool de riz) les a largement débridées et elles osent me parler ou du moins parler de moi a haute voix, rire et me regarder dans les yeux plus d’une seconde. Le convoi maintenant complet, nous pouvons rentrer à Muang Singh.


Arrivé à la gare routière, Vieng constate qu’il n’y a plus de bus pour rentrer. Il se plaint discrètement d’avoir perdu une journée sans avoir trouvé du travail et qu’il va devoir maintenant payer encore pour une chambre. Comme il me demande combien coûtent les chambres au guesthouse où je loge, je leur propose de partager ma chambre puisqu’elle est de toute façon trop grande pour moi tout seul. Il fera l’économie d’une nouvelle dépense et moi cela ne me coûtera rien de plus.
Ils achètent deux ou trois choses à un stand de marché resté ouvert : du riz gluant, du porc sucré et séché et quelque chose emballé dans une feuille de bananier, cela fera pour le repas du soir.
Au guesthouse, je demande à Vieng d’expliquer au propriétaire (qui ne parle pas anglais) qu’ils logeront dans ma chambre. Il en profite pour faire une offre de service.
Le repas me semble maigre quand ils l’étalent sur la petite table de la chambre. Finalement, comme la multiplication des petits pains, nous sommes rassasiés et avons trop.
Je remarque que quand ils vont aux toilettes ils font couler l’eau pour couvrir les éventuels bruits.
Ils veulent encore aller visiter une amie d’un ami qui habite Muang Singh. Elle habite une belle maison. Je comprends qu’ils veulent voir si elle a besoin d’un homme de maison ou si elle connait quelqu’un qui… J’aimerais bien aller voir cette amie d’un ami dans sa belle maison, ça serait intéressant de voir la bourgeoisie locale, mais connaissant maintenant les échanges laos, j’imagine que tout le monde va se retrouver un peu gêné en ne sachant quoi se dire et je les laisse aller seuls.
dimanche matin
Ce matin, nous allons au marché. Je suis pressé de voir si le « haut en couleurs » décrit dans le Lovely Planète correspond bien avec la réalité. Vieng ne veut pas prendre le chemin direct. Sans donner d’explication, il tient à ce que nous fassions un grand détour. Comme je le vois regarder les maisons une à une, je comprends qu’il cherche un potentiel futur employeur.
Hélas, Vieng et Somboun n’ont pas compris que je m’intéresse à voir le marché «haut en couleurs ». Pour eux, ce sont les couleurs de tous les jours, c’est un peu comme si on me disait vouloir absolument aller visiter le marché de la Riponne un samedi matin à Lausanne. Finalement, je me dis qu’il m’est plus précieux de vivre cette matinée avec mes deux indigènes plutôt que d’aller observer des scènes de marchés en touriste.
Ils ont veulent visiter les stands d’habits. Ils essayent quelques chemises, casquettes, c’est finalement un pantalon qui retient l’attention de Vieng. Il réfléchi et demande à Somboun son avis puis annonce timidement à la vendeuse qu’il désire l’acheter. S’en suit une tentative de faire baisser le prix qui n’abouti à rien. Vieng est content de son pantalon qu’il a payé deux fois le prix de la chambre où nous avons dormi à trois.
Nous arrivons finalement aux soupes. Depuis le réveil que j’attendais ça! Elle est délicieuse. Pour ce qui est du marché « haut en couleurs », je ne sais pas si nous sommes arrivé trop tard, mais à part quelques touristes (venus en safari depuis Luang Nam Tha) équipés de caméras performantes et sacoches contenant tout un arsenal de filtres et téléobjectifs, je n’ai rien vu de particulier sur ce marché.

Vieng et Somboun rentrent à Luang Nam Tha, nous nous quittons à l’arrêt des camionnettes. Ils me donnent leurs adresses en me faisant promettre de leur envoyer les photos faites lors de cette riche journée passée ensemble.
A bicyclette
Je vais louer une bicyclette et pédale en direction de… la Chine.
Un trafic incessant de camion circule dans les deux sens. Tous les camions portent des inscriptions en pictogrammes et idéogrammes chinois. Beaucoup transportent de la canne à sucre vers la Chine. Je me souviens que Vieng m’avait dit que la région vivait principalement de cette exportation vers le gourmand voisin.
Un faux plat… il n’y a rien de pire. Sur la route, je repère du verre cassé qui recouvre la chaussée. J’évite de rouler dessus. Un peu plus loin, un petit garage propose de faire des réparations de chambres à air trouées. Ils sont bien placés!

La route passe entre deux collines. Des paysans coupent des grandes branches de canne à sucre. Une cabane d’où me regardent passer quelques militaires. Ils se racontent une histoire drôle en me regardant pédaler péniblement sur ce faux-plat qui mène en Chine.
Un peu plus loin, alors que les montagnes se resserrent et que la route semble emprunter un passage exigu, une nouvelle cabane en bois avec cette fois une barrière en travers de la route. Un militaire lao m’explique que je ne peux pas aller plus loin. Il a ce regard sévère de l’autorité en fonction. Je descends du vélo et discute avec lui, lui demandant par quelles frontières les étrangers peuvent passer. Je sors une carte de la région (ça fait toujours grande impression), il regarde et tente de lire les caractères romains de ma carte sans trop de succès. Je lui demande s’il habite dans la petite cabane. Il me dit qu’il y vit avec sa femme et son jeune fils. Oui, il est allé une fois de l’autre côté de la frontière, en Chine, dans la ville de Chiang Rung. Nous nous saluons chaleureusement et je fais demi-tour. Je m’arrête quelques mètres plus loin, alléché par la vue de la salade de papaye qui se prépare dans un petit restaurant. Je m’assieds au coin d’une table sale, observe les quelques clients fascinés par un poste de télévision qui diffuse un feuilleton thaïlandais.

L’après-midi, allant et venant dans toutes les directions possibles, je traverse encore quelques villages. L’entrée des villages Akkha sont marquées par des grands portiques de bambous auxquels sont attachés des tissus qui flottent au vent. Ces portes sont censés retenir les mauvais esprits qui tenteraient d’entrer dans le village. Il faut faire attention à ne pas toucher ces tissus, auquel cas, on risquerait de libérer un mauvais esprit ou pire d’en devenir un !
Alors que j’entre dans un de ces villages, qui me semble plus beau que tous les autres, assis sur mon vélo, je déclenche l’attention d’un chien. Au lieu de m’arrêter et lui faire Booh! je reste sur le vélo et commets l’irréparable bêtise de tenter d’échapper à la bête. Le chien me poursuit en aboyant. La scène du cycliste occidental fuyant à toute vitesse devant un chien provoque les rires de tous les villageois. Moi-même je trouverais la situation comique si je n’avais pas peur de me faire mordre par cette bête enragée. Je pense n’avoir jamais traversé un village aussi vite.
Je me souviens que Vieng prenait des précautions, il demandait toujours l’autorisation avant d’entrer dans un village ou un temple. Le fait de ne pas parler la langue ne devrait pas me dispenser pas de certaines politesses, c’est que ce chien me fait remarquer.

Je traverse une rivière sur un pont composé d’un simple tronc d’arbre et d’une branche servant de main courante. Vélo dans une main, je m’agrippe à la branche, je traverse la rivière les jambes flageolantes. Une vielle dame attend patiemment que j’ai fini mon numéro d’équilibriste, puis traverse le pont en quelques enjambées.
Le chemin fini par se perdre dans les champs de canne à sucre. Je crains de me retrouver nez à museau avec un serpent. Je fais demi-tour. C’est muni d’un bâton et poussant lentement mon vélo que, timidement, je traverse à nouveau le village du chien. Assis sous un arbre, des villageois me reconnaissent et rigolent encore de la folle poursuite passée.

Le voyage se poursuit dans le prochain épisode jusqu’à Oudom Xai. (merci de m’avoir lu), la suite est ici
le texte et toutes les photos de ©Frédéric Alix, février 2006 à Muang Singh et environs.
Bibliographie : Ceux qui veulent en savoir plus sur l’ancienne principauté Tai Lü de Chiang Kaeng, je conseille : Chronicles of Chiang Khaeng : a Tai Lü principality of the Upper Mekong de Volker Grabowsy et Renoo Wichasin
Quel texte interessant. J’ai choisi d’attendre la fin de la journee pour le lire. C’est interessant pcq c’est une histoire vraie vecue par une personne que je connais … un peu. Je me demande comment on fait pour echanger avec les gens qui ne parlent pas le francais ou l’anglais. Tu ne devais pas parler bcp de Thai a cette epoque. je vais lire la suite. Merci du partage , Fred