Pour la deuxième année, je me suis retrouvé au Myanmar au moment où la communauté hindoue célébrait un festival étrange qui m’est apparu comme une torture.
Mars 2016, je me promène au bord de la Salaween à Hpa’An quand j’entends de la musique aux sonorités indiennes. Un peu plus tard, un peu plus loin, deux crochets sont plantés dans la peau d’un homme et attachés à une dizaines de personnes qui semblent le tenir en laisse. Il s’avance avec peine, alors que sa peau s’étire, en direction d’un hôtel sur lequel est posé une statue d’une divinité hindoue et des noix de cocos ouvertes.
Je tente de prendre quelques photos, j’ai beaucoup de peine à approcher la scène. Il y a une foule qui danse. Visiblement, je suis la seule personne extérieure à leur communauté.
Avril 2017, Bago, une foule colorée et bruyante a envahi l’artère principale de la ville et processionne en direction du temple. J’envoie quelques photos à une amie qui me parle de la fête d’origine tamoule « Taipusam ». Je commence une recherche pour comprendre ce à quoi j’ai assisté.
Taipusam
A la pleine lune du mois de « Tai » au calendrier tamoul (mi-janvier à mi-février dans le calendrier grégorien), l’étoile appelée « Pusam » est au plus haut dans le ciel. Les Hindous et plus spécialement les Tamouls célèbrent la naissance de Murugan[1], le fils cadet de Shiva et Parvati.
A sa naissance, Murugan a reçu de sa mère Parvati, la lance avec laquelle il vaincra l’armée des démons menée par Surapadman. La date supposée de son anniversaire est un évènement important.
Lors du festival de Pusam, les fidèles qui désirent faire publiquement acte de foi et d’expiation se transpercent le corps avec des aiguilles plus ou moins larges. Ils se plantent des crochets dans la peau du dos, trainant derrière eux des hôtels de divinités (liées à Murugan), et de lait de coco sur une distance de plusieurs kilomètres. Ils pratiquent le vœu de silence. Tout cela symbolise la victoire de Murugan, avec sa lance, du bien sur le mal.
Ce festival est célébré par les Tamouls du Sri Lanka et du sud de l’Inde. En Malaisie, la communauté d’origine tamoule est tellement importante que c’est l’occasion d’un jour férié dans plusieurs états malais. Les festivités ont lieu notamment à Penang et aux grottes de Batu près de Kuala Lumpur où les participants doivent monter les 272 marches qui mènent aux grottes. Dans la communauté hindou (à grande majorité d’origine tamoule) de Singapour, Taipusam est le rite annuel le plus important. D’autres célébrations ont lieu en Indonésie.
Une minorité hindoue au Myanmar.
Une importante communauté d’origine indienne vit au Myanmar depuis plusieurs générations. Ils sont les descendants des fonctionnaires indiens que les colons britanniques avaient fait venir dans le pays au moment où « la Birmanie » avait été incluse dans « Les Indes ». La plupart viennent du sud de l’Inde et sont de culture tamoule.
Plusieurs générations après cette migration, les communautés restent fermées. Dans les villes elles forment des quartiers et dans les zones rurales des villages séparés. Dans les villes coloniales de Kalaw ou Pyin Oo Lwin, stations d’altitudes qui servaient de zones d’administration, ces communautés sont plus importantes qu’ailleurs.
Les indiens musulmans sont plutôt des descendants de commerçants et vivent plus majoritairement dans les villes, leurs quartiers se situent autour des marchés.
Le Myanmar est aujourd’hui un pays à forte majorité bouddhiste (88% de la population selon un recensement de 2014). Les hindous ne représentent que 1% de la population du pays. Le festival de Pusan est méconnu au sein de la population générale du pays qui ne côtoie pas directement les hindous.
Le calendrier tamoul est un calendrier solaire, contrairement au calendrier sayana hindou qui est luni-solaire. Un mois compte entre 29 et 32 jours. L’année 2017 correspond à l’année 5118.
Au Myanmar, Pusam est célébré fin mars, début avril.
Les fêtes sont basées sur le calendrier lunaire et varient d’une année à l’autre. Dans certaines régions, la communauté hindoue prétend que la naissance de Murugan coïncide avec la fête de Vaikasi, le nouvel an, qui a lieu mi-avril. Ajoutons à ça une différence de deux semaines entre les calendriers tamoul et hindou et vous comprendrez que les fêtes varient d’une communauté à une autre. Les règles sont dictées par les responsables religieux locaux en fonction des astres mais aussi de la météo. Ainsi une inondation ou une sècheresse va influencer le calendrier des célébrations annuelles.
Dans un village hindou de la région de Hpa’An, un villageois m’a dit que ce festival avait lieu traditionnellement fin mars et début avril et prenait le nom de Sala Bow To. Aucune trace d’un festival célébré pendant le mois de Tai (mi-janvier à mi-février).
Le festival végétarien de Phuket est taoïste
Vu de l’extérieur, le festival végétarien de Phuket ressemble exactement à Pusam. On y voit des défilés de personnes qui se sont transpercées les joues avec des barres de fer ou même des poignards. Mais ce festival n’a pas la même origine ni la même signification que Pusam.
Il s’agit d’une fête sino-thaï basée sur des croyances taoïstes (religion ou philosophie d’origine chinoise fondée notamment sur les écrits de Lao Tseu). Ces festivités dévolues aux Neuf dieux-empereurs, à leurs fils et manifestations de la déesse Doumu marquent le carême taoïste qui dure neuf jours, au neuvième mois lunaire, (fin septembre, début octobre). Aussi connu sous le nom de « double neuf ». Ce carême est observé dans un grand nombre de communautés taoïstes dans le monde.
Les participants ne mangent pas de viande, pratiquent la méditation et font des offrandes. Ce festival est né il y a presque deux siècles dans la communauté chinoise Hokkien de Phuket (descendants d’exilés de la province du Fujian) et prend chaque année une dimension plus théâtrale attirant des touristes du monde entier.
Le carême de Phuket
En 1825, sur l’île de Phuket, la communauté Hokkien a engagé une troupe de théâtre chinois afin de distraire les travailleurs de la mine d’étain ainsi que leurs familles. Les artistes sont tombés gravement malade. L’épidémie qui s’en est suivie a fait de nombreux morts. Horrifiée, la communauté s’est rendue compte (un peu tard) qu’ils avaient oubliés de célébrer le carême du neuvième mois lunaire.
Un homme a été envoyé dans un temple en Chine afin d’organiser une cérémonie d’invitation symbolique des Neuf dieux-empereurs à Phuket. Il est revenu avec une urne contenant un large baton d’encens allumé pendant la cérémonie en Chine. L’année suivante, les Hokkiens de Phuket ont célébrés scrupuleusement le vœu de ne pas manger de viande, de ne pas boire de l’alcool, de s’abstenir d’avoir des relations sexuelles, de ne pas mentir ou se quereller. Depuis, la région a été épargnée par les épidémies et le festival a perduré.
Cette manifestation est connue sous le nom de « festival végétarien de Phuket », (mais il s’agit plus de la conception « vegan » que végétarienne). Toutefois, il ne s’agit pas d’un but nutritionnel, mais bien d’une purification spirituelle. Les participants sont appelés à manger exclusivement une nourriture sans viande (ou dérivés de viandes). La philosophie taoïste explique dans la que les âmes ont horreur du sang considéré comme impure. Manger de la viande favoriserait la fuite de l’âme hors du corps. Manger vegan permettrait de respecter les âmes et donc de prolonger la vie.
On estime que 80% des habitants de Phuket (on ne compte pas les touristes bien sûr) ne mangent que vegan durant le festival. Les plus pratiquants commencent deux semaines avant et les moins ne suivent les préceptes que les cinq, voir trois derniers jours seulement.
Phuket étant devenu, au cours de la dernière décennie, une destination touristique prisée par les Chinois de Chine. Il a été observé que si les touristes chinois vont accomplir les cultes aux dieux des sanctuaires et assistent aux processions, très peu observent le carême pendant le festival.
Une différence entre les hindous et les taoïstes
Pour le festival hindou de Pusam, les participants qui veulent se purifier se transpercent avec une lance symbolique. Ils rendent hommage à Murugan qui avec sa lance a vaincu le mal. En se transperçant, les participants cherchent à tuer le mal qui est en eux.
A Phuket, au festival hokkien, les participants ne font que le carême de l’abstinence de produits carnés, d’alcool, de tabac et de relations sexuelles. Ce festival se rapproche plus du carême catholique. Les personnes qui se transpercent (et se donnent en spectacle) sont les médiums de la célébration.
Des médiums qui se mutilent
Un médium est une personne qui fait le lien entre les êtres humains et le monde des esprits. Pour devenir médium, une personne doit alterer son état de conscience afin de permettre aux esprits de contrôler ses actions et d’habiter son corps. On peut aussi dire «être en transe», ou «être possédé». Pour atteindre cet état, les aspirants médiums se placent à la limite de la douleur physique.
Comme chez les hindous, les personnes qui, par cette pratique entrent en transe, sont accompagnées par un ami ou un parent qui veille sur eux constamment.
L’importance des médiums
Les médiums transmettent les vœux et les ordres des divinités concernant le rituels à suivre. Leur aide et leurs bénédictions sont également recherchées par les participants individuels au cours des rituels et des processions. Ils seraient capable de pratiquer l’exorcisme, la guérison, et la divination.
Le choix des médiums se fait sur leur horoscope, et il s’agit principalement de personnes jeunes. Il est admis que les personnes qui offrent leur enveloppe corporelle aux divinités et entrent en transe, retardent leur mort. Il ne s’agit pas d’un acte de grace, mais d’un accord, un marchandage entre les deux parties : la vie de l’humain est prolongée du même temps que la divinité a pris possession de l’humain. C’est une compensation.
Il est estimé que 15-20% de personnes qui deviennent médiums à Phuket lors de ce festival sont des femmes. Toutefois, dans certains sanctuaires, les femmes sont interdites. Les participants masculins auraient peur de se retrouver en contact physique avec une femme pendant ce rituel de purification alors qu’ils sont sensé être en situation d’abstinence.
A Phuket, plusieurs médiums affirment qu’ils ne le font pas dans un but de gagner des bons points spirituels, ils seraient même réticents à accepter ce marché proposé par les dieux, ils se disent forcés de le faire. Toutefois, leur nombre augmente d’année en année, la dimension spectaculaire des festivités y serait pour beaucoup.
Une conception différente du vegétarianisme
Ajoutons une distinction importante entre l’hindouisme et le taoïsme. Chez les Hindouistes, ne pas manger de viande vient de la défense de tuer des êtres vivants (qui est extrême chez les Jaïns, qui balaient constamment devant leurs pas, de peur de marcher sur un insecte). Il s’agit d’acquérir des mérites et de ne pas accumuler des mauvais points en vue de stopper le cycle des reincarnations (proche de ce que les Chrétiens appellent Le Jugement Dernier). Lorsqu’on a entièrement vaincu le mal qui est en nous et on accède enfin au paradis, le Nirvana.
Les Taoïstes pratiquent le carême végétarien pour prolonger leur vie, puisqu’il ne faut pas faire fuir l’âme qui a horreur du sang. Sont également exclus de ce régime (que j’ai appelé vegan par simplification): les poissons et fruits de mer, les produits d’origine animale comme les oeufs et le lait, mais aussi cinq sortes de légumes qui ont une forte odeur comme l’ail et les oignons. Ces derniers légumes contiennent, selon leur croyance, des toxines qui seraient nuisibles aux cinq essences du corps (le feu, l’eau, la terre, le bois et le métal).
En conclusion…
A noter que si les communautés chinoises de Thaïlande, Singapour et ailleurs pratiquent la fête du Double Neuf en mangeant vegan pendant neuf jours, il n’y a qu’à Phuket que la célébration est accompagnée par des médiums qui se sont transpercés des joues.
Je n’ai trouvé aucun lien direct entre les célébrations du Double Neuf taoïste et du Pusan tamoul. Toutefois, les Hokkiens de Phuket n’ont pas émigrés directement du Fujian chinois mais habitaient précédemment à Penang en Malaisie. Ils ont gardé des contacts avec l’île devenue colonie britannique. Une très importante communauté tamoule vit à Penang et le festival de TaiPusan y est célébré chaque année avec ferveur. Il y a de fortes chances pour que les Hokkiens de Phuket se soient inspirés des Tamouls quand ils ont imaginé la mise en scène de leur festival du Double Neuf.
Une terrible mise en scène pour le spectateur sensible que je suis.
Comme beaucoup de festivals hindous, Pusam est n’est pas seulement impressionnant, il est enivrant. Ces piercing géants sont réalisés dans les temples, sans anesthésie (mais avec désinfectants). La musique est forte, les costumes sont colorés, il y a des danses, des fumées, des cris, une orgie de couleurs. On avance, on se bouscule. Il m’a été très difficile de prendre des photos parce que (vous l’imaginez) personne ne prend la pose et j’avais constamment quelqu’un dans mon champ. Les participants que j’ai croisés semblaient être entrés dans une transe, et tous sont surveillés, encouragés, soutenus par une ou plusieurs personnes « valides ».
Lorsque tout se passe bien, il n’y a pas une goutte de sang. Mais j’ai vu beaucoup de rougeurs sur les peaux. A un moment, un participant, qui trainait un lourd hôtel de noix de coco reliés par des crochets fendant la peau de son dos, est tombé au sol. Je suis resté choqué à observer la scène. J’avais envie d’appeler des secours, un médecin, et pour être honnête, c’est moi qui suis presque tombé dans les pommes. Ses amis l’ont aidé à se relever, lui ont dit des paroles à l’oreille et il est reparti en courant, tirant son fardeau.
Pour ma part, je n’ai pas réussi à en supporter plus et j’ai quitté la procession qui s’en allait marcher sur des braises devant le temple dans un grand vacarme d’encouragements. Ayant déjà beaucoup de peine à concevoir que les gens souffrent dans la vie quotidienne, je n’arrive pas à comprendre le principe d’automutilations pour faire pénitence. J’ai trouvé refuge aux pieds d’une statue géante d’un Bouddha couché, je me suis concentré sur son visage apaisé en essayant d’oublier la souffrance du monde. Le bouddhisme est quand même plus serein.
Si à Phuket, les médiums sont souvent des personnes engagées pour accomplir ce rôle dans la célébration, ils ne sont pas des acteurs et les mutilations sont réelles. Les témoignages des habitants de l’île démontrent que chaque année on cherche à en faire plus dans le spectacle. La mise en scène des mutilations prend le pas sur l’acte d’être le lien entre le monde spirituel et le monde mortel. Depuis les années 1980, l’Office du tourisme thaïlandais fait officiellement la promotion de la manifestions comme étant une attraction touristique. Au Myanmar rien de tout ça, c’est à peine si les habitants connaissent l’existence de cette célébration.
toutes les photos ©fredalix, ont été prises à Bago, Myanmar en avril 2017
[1] Murugan – Dans l’hindouisme, Kârttikeya, Kumara ou Skanda (du sanskrit, skand, « émettre »), est le dieu de la guerre, et est présenté, selon une des légendes sur sa naissance, comme le fils de Shiva et Pârvatî1. Son origine est dravidienne, l’un de ses noms, Murugan, s’écrit d’ailleurs மு௫கன் en tamoul. Éternel adolescent (kumâra), il était vénéré sous les Gupta dans l’Inde du nord où il était la divinité tutélaire des Chalukya. Il est surtout populaire en Inde du sud, où il est connu sous le nom tamoul de Murugan2 (le garçon) ou encore Subrâhmanya, Shanmukha, Pāvaki, Saravanan/Saravanam (Bois de Roseaux), Velan (le porteur d’épieu), Sheyyan ou Sheyyavan (le rouge). (wikipedia)
bibliographie :
Babb, Lawrence A. « Thaipusam in Singapore: Religious Individualism in a Hierarchical Culture ». >>> Chen, Peter S. J.; Evers, Hans-Dieter (ed.). Studies in ASEAN Sociology: Urban Society and Social Change. – Singapore : Chopmen Enterprises, 1978, p. 277-296.
Crapanzano, Vincent. « The Spirit Possession ». Encyclopédie des religions, 1987
Un super bon reportage Fred. Tu as bien expliqué tout ça et c’est certain que tes photos en disent beaucoup. Il n’est pas facile de comprendre cette croyance et pourquoi ils doivent se transperser. Il y a même un jeune garçon qui a les joues transpersées avec un aiguille qui est heureusement plus mince que les autres ! Faire un jeûne, je pense que c’est une bonne purification ( meme si je ne le fais pas …) et je comprendrais cette souffrance du corps privée de nourriture pour quelques jours. Plus on voyage, plus on découvre des choses qui nous sont inconnues. Moi aussi j’aurais eu du mal a voir. Un grand merci pour ce texte. Je reconnais en toi le « prof » car tu as fait un bon boulot de recherche pour nous expliquer. MERCI beaucoup.
Salut Fred! Merci beaucoup pour ces explications détaillées et la différence entre les deux festivals. Je suis agréablement surpris par l’épaisseur de ta culture 😉
Me réjouis de te voir cet été à CM.
Chok dee krub!