Peuples de vallées contre peuples des collines.
Les grandes civilisations ont culturellement horreur de la vie dans les collines et les montagnes et parlent souvent de ces régions comme étant peuplées de « sauvages ».
En Asie du Sud-Est, on les appelle « peuples ou tribus des collines » (ชาวเขา en thaï ou hilltribes en anglais), par opposition aux groupes ethniques qui peuplent les grandes vallée.
Femme Karen dans la région de Omkoi
Nous pouvons donc poser cette première grande distinction entre ceux qui vivent dans les vallées des grands fleuves et ceux qui vivent dans les collines ou les montagnes. Les premiers ont développé le commerce et se sont inscrits comme étant des « grandes civilisations » qui détiennent l’autorité politique dans les pays modernes. Les seconds sont restés beaucoup plus discrets au cours des siècles.
Peuples en migration continue
Ceux que l’on appelle « tribus des collines » sont issus de grandes migrations amorcées il y a plusieurs siècles. Ils ne sont pas des « peuples natifs » de l’endroit où ils vivent aujourd’hui, et leur implantation s’étend sur un très large territoire.
En Thaïlande, on a commencé à s’intéresser à ces peuples dans les années 1960. Il est officiellement répertorié 6 tribus : les Karen, les Hmong, les Mien, les Lahu, les Akkha et les Lisu. On ajoute 4 plus petites tribus les Khamu, les Lawa, les Htin et les Mlabri. Ces dernières sont en voie d’extinction. On comptait moins de 1000 Htin et ils n’étaient que 282 Mlabri en 2002 et on considère que les Lawa se sont complètement fondus dans la société thaïlandaise.
Pourquoi ne prenons-nous pas en compte les Shan ou les familles des soldats du KMT qui se sont établis depuis plusieurs générations dans les provinces thaïlandaises du Nord ?
Groupe de femmes Pao (Karen) qui ont voyagé plusieurs centaines de kilomètres pour rendre visite à un autre village Pao. Ici Etat Karen, Myanmar. Elles sont originale de l'Etat Shan.
Distinguer les peuples des collines entre eux.
Mais qu’est-ce qui distingue les « peuples de collines » les uns des autres ? Et quels sont les points communs aux membres d’une même tribu ? Tout d’abord, l’altitude à laquelle ils se sont établis. Les Karen vivent en basse ou moyenne altitude, au bord de cours d’eau, alors que les Lisu vivent en haute altitude souvent au-dessus de 1000 mètre et les Hmong sur les crêtes des sommets. Cette altitude va décider de leurs agricultures maraichères et céréalières.
L’altitude va aussi façonner la configuration des villages et l’architecture des maisons. Certains ont la cuisine au centre de la salle de vie, le four servant de chauffage. D’autres ont la cuisine dans une pièce séparée de la maison d’habitation. Certains construisent à même le sol et d’autres sur pilotis. La plupart ont des toits de chaume, alors que les Hmong qui vivent sur les sommets recouvrent leurs toits avec des toiles en bois.
Chaque groupe ethnique possède ses propres habits, croyances religieuses, langues.
Cette présentation paraît simple… mais les Akkha chinois et les Akkha thaï ne portent pas le même costume. Les Karen de différents sous-groupes parlent des langues très différentes. Les noms qu’on leur donne ici en français ne correspond pas toujours au noms qu’ils utilisent pour parler d’eux-mêmes.
Lors du rassemblement annuel des Lisu près de Pai
Le droit du sang
L’appartenance à une tribu vient de sa lignée généalogique. Les unions et mariages inter-ethniques sont le plus souvent tabous. Toutefois, chez les Mien, il est fréquent d’adopter des enfants venant d’autres tribus. Une étude de Kunstadter de 1967 établi qu’au moins 10% de la population Mien a été adoptée chez d’autres groupes ethniques tels les Lahu, Akkha, Shan, Khamu, Lao ou Thaï. Mais de manière générale, on est membre d’une tribu parce que nos parents le sont. C’est la loi du sang. Pour éviter qu’il y ait consanguinité, la majorité des groupes veulent que les mariages soient conclus entre membres de villages différents.
Les Karen et les Lahu sont « matrilinéaires », ce qui implique que le jeune couple va vivre dans la famille de la fille. Les Akkha, Hmong, Mien et Lisu sont « patrilinéaires », la mariée va vivre dans la famille de son mari, le plus souvent, on construit une nouvelle maison sur les terres de l’époux.
En cas de divorce chez les Karen et les Lahu, la femme reste propriétaire de la maison, l’homme devra partir, les enfants restent chez la mère.
Alors même que certaines tribus prônent une certaine liberté sexuelle et le libre choix de la personne avec qui se marier, les conseils des anciens ont le dernier mot. Si le clan trouve une raison pour empêcher le mariage, le mariage ne se fera pas. La continuité de l’espèce est la responsabilité du clan. On le verra plus loin, chez les Akkha l’importance de la continuité est une obsession culturelle.
Jeune Hmong dans la région de Mae Sa, le jour de la fête des enfants
A chacun sa philosophie
Dans leur livre « Peuples du Triangle d’Or » paru en 1984, le couple de missionnaire Paul et Elaine Lewis distinguent les tribus par des adjectifs qui résument leur philosophie de vie. Si les différents groupes vivent la même expérience de la vie (paysans) dans un environnement naturel similaire (moyenne altitude des collines de la forêt tropicale), ils y répondent de manière différente.
« Ces thèmes se reflètent dans le langage, les vêtements, l’artisanat et dans d’autres aspects de leur vie, et en font finalement les groupes uniques et tout à fait distincts que nous voyons aujourd’hui. »
Pour les Karen, c’est le désir d’HARMONIE qui est la base de leur culture. Une harmonie avec la nature fait qu’ils prétendent être les gardiens de l’écologie locale. Ils organisent tous les ans une célébration au cours de laquelle ils fêtent les esprits gardiens de leur village, ce qui démontre du désir de vivre en harmonie avec les puissances invisibles. Leur chef spirituel, le Hikho, est le lien entre les forces invisibles et les personnes vivantes. Il est aussi le garant de la bonne entente à l’intérieur du village, il faut éviter autant que possible tout conflit.
Chez les Hmong, c’est le désir d’INDEPENDANCE qui prédomine. Ils sont prêts à prendre les armes si leur liberté est menacée. En Thaïlande, ce désir d’indépendance a conduit quelques Hmong à se joindre aux groupes communistes qui leur promettaient la liberté, alors qu’au Laos, ils ont combattu les communistes du gouvernement qui menaçaient leur indépendance.
Le jeu de balle chez les Hmong pendant les célébration de Nouvel-an est le moment où les couples se forment. Ici au nord du Laos.
Les Akkha ont une obsession de la CONTINUITE de leurs ancêtres jusqu’à leur descendance. C’est pour cette raison qu’ils apprennent le nom de tous leurs ancêtres males dans l’ordre chronologique. Ils se voient comme étant un maillon de continuum de l’histoire Akkha. L’importance d’avoir une descendance est donc primordiale. Si l’on demande à un Akkha de nous raconter l’histoire de son peuple, il va énumérer sa propre généalogie qui comporte plus de soixante noms.
Ce besoin absolu d’avoir une descendance est tellement fort que les codes du mariage en sont complexes. En cas de divorce, si la femme est adultère, elle devra partir sans rien emporter d’autre que les vêtements qu’elle porte sur elle. L’homme par contre peut choisir d’avoir une seconde épouse. La polygamie est autorisée. Si une femme est stérile ou si elle ne donne naissance qu’à des filles, son mari pourra la renvoyer. Une femme peut très facilement demander le divorce, il lui suffit de s’enfuir. Toutefois, une femme enceinte n’a pas le droit de quitter son mari avant d’avoir enfanté, les enfants appartiennent à la famille du père.
Les Lisu auraient un désir de PREDOMINANCE qui se traduirait par l’idée que chacun se voit supérieur à l’autre. Un village va alors prétendre que ses jeunes sont meilleurs dans un sport, que ses femmes font de plus belles broderies. La compétition existe aussi entre les individus et les disputes sont fréquentes. Il faut régulièrement faire appel à des tribunaux de jugement à l’intérieur des clans.
Paul et Eleine Lewis citent encore le désir de rectitude chez les Mien, et celui de bénédiction chez les Lahu.
L'entrée d'un village Akkha avec ses figures protectrices
Absence d’organisation politique
Les tribus des collines ne présentent pas de danger pour le gouvernement thaïlandais. En effet, ils ne revendiquent pas la propriété territoriale, ils ne cherchent pas une indépendance politique. Le combat, si il y en a un, est la recherche de la liberté de vivre en paix dans son environnement. Vivre leur vie à la manière dont ils l’entendent, la recherche d’une autonomie culturelle plus que d’une indépendance politique.
Les Lisu, par exemple, aiment établir leur village non loin de celui d’autres groupes, ils pourront commercer et trouver ce qui leur fait défaut. Les Lisu verraient comme un appauvrissement le fait de vivre dans un pays composé exclusivement de Lisu.
La philosophie karen recherche l’harmonie, veut que l’on vive en paix avec son voisin. Les Karen qui vivent en Thaïlande ne comprennent pas les groupes armés au Myanmar qui recherchent l‘indépendance. Ils pensent que si on obtient un pays, il faudra alors l’organiser avec des administrations et des gouvernements, qu’il faudra ensuite collecter des taxes, ce qui est contraire aux principes de liberté qui leurs sont chers. Les « anciens » pensent que les Karen du Myanmar ont suivi l’idéologie des blancs. Aujourd’hui, au Myanmar, de plus en plus de Karen prennent conscience qu’il faut créer un Etat fédéral dans lequel les karen auraient leur place à côtés des autres nationalités. L’indépendance n’est pas une solution.
Enfants Lahu dans un village de la province de Chiang Rai.
La Liberté
On l’a vu plus haut, devoir gérer un état serait pour eux liberticide. Un point commun à plusieurs « tribus des collines », et notamment aux Karen, est l’absence de structure rigide. Le village n’est pas toujours une unité stable. Si une famille ou un individu n’est pas satisfaite de la manière dont un village est administré, il est libre de partir. Si une famille ou un individu pense améliorer sa situation économique en rejoignant un autre village, il sera libre de déménager et d’emménager ailleurs. Cette liberté dans des structures souples a amené des déplacements à travers les frontières (l’idée de frontière leur est étrangère), et c’est ce qui a conduit ces groupes dans la grande migration à travers les siècles.
Avec des principes de philosophie distincts, les « tribus des collines » placent la notion de liberté au-dessus de tout. Et c’est cette liberté qui, à l’intérieur des groupes ethniques, fait qu’il n’y a pas de rigidité culturelle. Les Karen se sont scindés pacifiquement en des groupes tellement distincts qu’ils parlent aujourd’hui des langues différentes. Le besoin de liberté est plus fort que la tradition.
Femmes Akkha discutant à la sortie du marché du matin, près de Doi Mae Salong.
Rassemblement annuel des Lisu près de Pai.
Toutes les photos : @fredalix
Tribus des collines par opposition aux grandes civilisations des vallées : De manière générale (et réductrice), on peut dire que le bassin de la Chao Praya est habité par les «Thaï», celui du Mékong par les «Lao», autour du Tonlé Sap se trouvent les «Khmers» et le bassin de l’Irrawaddy est peuplé par les «Birmans».
Bibliographie :
- Karenni : une courte bibliographie avec des commentaires / Jean-Marc Rastorfer. – Lausanne : CédoK, Centre d’étude et de documentation sur le Karenni : Dao Badao, 1984
- Peuples du Triangle d’Or : six tribus en Thaïlande / Paul et Elaine Lewis – Éditions Olizane, Genève, 1988 – 1984 pour l’édition originale.
- The Karen people of Burma : a study in anthropology and ethnology ; with a foreword by Anders Baltzer Jorgensen /Harry Ignatious Marshall. – Bangkok : White Lotus press, 1997
- Les Karen : horizons d’une population frontière : mise en scène de l’indigénisme et écologie en Thaïlande / Abigaël Pesses. – Université Paris Nanterre, 2004
- Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné / James C. Scott. – Seuil, 2013 pour la traduction française et 2009 pour la publication originale.
- Merci à la Bibliothèque de l’Ecole française d’Extrême Orient, Chiang Mai pour me permettre la consultation de leurs livres et l’utilisation de leur confortable salle de lecture.
- The Tribal Museum Chiang Mai, Chotana Soi 2, Tambon Chang Puak.
- Informal Northern Thai Group Chiang Mai, 418th Meeting : Tuesday, 16 May 2017, « Burma’s 135 «national races» : political myth-making in modern Burma”. A Talk by Bertil Lintner.
Et si ces « migrations continues » que tu évoques dessinaient un territoire, un espace où se manifeste l’art de ne pas être gouverné… C’est l’argument de « Zomia », l’ouvrage de James C Scott que tu pourrais utilement ajouter à ta bibliographie.
Oui, j’ai pensé ajouter un paragraphe sur Zomia. Toutefois, dans son ouvrage, James C Scott décrit ce qui unit les peuples des collines, alors que je cherche à savoir ce qui les différencie entre elles. En quoi un Akkha de Doi Chaang se sent-il différent d’un Lisu qui habite un autre quartier du même village, alors même qu’ils auraient les mêmes inspirations?