Les Mrabri sont surnommés « feuilles jaunes » parce qu’ils vivent dans les bois sous des petites huttes en bambou recouvertes de feuilles. Ils y habitent quelques jours, le temps que les feuilles jaunissent, puis s’en vont plus loin.
Ils vivent principalement dans la province thaïlandaise de Nan mais aussi la province lao de Sayiaburi.
Les clichés
Le peuple des Mrabri[1] est un peuple nomade, chasseur cueilleur mais doit transporter avec lui une quantité impressionnante de clichés. En visitant la province de Nan en 2005, j’ai lu un encadré dans le guide Lonely Planet qui les décrivait comme un peuple primitif, derniers aborigènes de la région, dont les femmes changent volontairement de mari tous les six ans et qui place les cadavres de ses membres sur le sommet des arbres dans une sorte de culte sensé rendre à la nature l’âme des défunts. Que de poésie…
En listant quelques articles, j’ai appris que ce peuple serait tellement attaché à ses traditions ancestrales qu’il refuserait de se plier à la modernité. Que de sagesse conservatrice…
J’ai ensuite vu le film documentaire de Patrick Bernard « Mlabri, les esprits des feuilles jaunes ». Ce documentaire bien illustré m’a au premier abord fait penser à un catalogue d’idées reçues sur les « bons sauvages » victimes de la société moderne. Le récit surfe sur les sommets du lyrisme : « Ils sont peut-être des entités spirituelles, des souffles de vie se fondant dans le murmure des feuilles inquiétantes ». Le reportage, au delà de cette vision romantique, n’en est pas moins intéressant parce que son auteur a véritablement suivi cette population pendant plus de vingt ans et connaît bien son sujet.
A l’inverse de la vision occidentale rousseauiste, la vision thaïlandaise n’est pas tendre avec les Mrabri. Ils les appellent « Phi Tong Luang », ce qui se traduit (en langue du Nord) par « fantômes des feuilles jaunes ». Dans les croyances rurales, ils ne sont pas des gens, mais véritablement des fantômes. Aujourd’hui, le cinéma d’épouvante les utilise pour faire frissonner les spectateurs.
Dans les campagnes du Nord de la Thaïlande, les légendes circulent depuis plusieurs générations. On peut vous raconter qu’un petit abri couvert de feuilles jaunes est apparu un matin et que des objets ou des produits de la forêt sont apparu ici et là. Ils ajoutent que si l’on place de la nourriture ou d’autres objets utiles à cet endroit, ils auront disparu le lendemain. Les récits des villageois des collines ont contribué à forger une image négative qui a fait des Mrabri les fantômes de la forêt dont on a peur depuis plusieurs générations.
Il est souvent difficile de différencier les vraies rencontres des légendes inventées. On raconte qu’il existait plusieurs groupes de Mrabri, que certains étaient cannibales et chassaient les villageois pour les manger. Ce groupe (appelé « jambes tatouées ») aurait été exterminé par les habitants. Le groupe qui survit aujourd’hui encore (appelé « jambes rouges ») serait pacifique selon les histoires que l’on raconte.
Le peuple Mrabri, à cause de sa discrétion et de son désintérêt pour ce qui se passe dans les villages et les villes, n’a jamais pu contredire ces descriptions.
Partir à leur rencontre
Depuis le début du XXe siècle, quelques expéditions scientifiques se sont immergées dans la région qui abrite ce peuple pour partir à sa rencontre, parler avec eux et récolter des informations utiles qui ne soient pas des racontars et des légendes de villageois qui jouent à se faire peur. On peut citer par exemple l’expédition de Kraïsri Nimmanheamin en 1962 qui a dialogué pour la première fois avec ce peuple, et ramené des enregistrements sonores et des photographies. Sans réelle préparation technique, cette rencontre, qui a duré six heures, a eu l’avantage d’être un échange d’humain à humain et non de docteur à cobaye.
Leurs légendes
Du point de vue des Mrabri, il existe plusieurs légendes qui racontent leur origine.
« Il était une fois deux frères chassés par les villageois et placés sur un radeau dérivant sur le courant d’une rivière. Ils ont réussi à rejoindre la rive. L’un est parti travailler dans les champs cultiver les melons. Il est devenu plus tard l’ancêtre des Khmu.
« L’autre est parti dans la forêt pour chasser, ramasser des tubercules et des racines sauvages. Il est devenu plus tard notre ancêtre et nous ne pouvons absolument pas faire de plantations ni d’agriculture. Sinon on va transgresser les coutumes. Si quelqu’un n’a pas suivi ces lois, il sera puni par les esprits ».
Une autre légende raconte que le Roi Thin Taï, pour répondre à un oracle, aurait demandé aux cent meilleurs sujets de son royaume de partir pour un an dans la forêt avec des graines et des animaux. Arrivés dans la forêt, ils trouvèrent tellement de nourriture qu’ils abandonnèrent les animaux et laissèrent moisir les graines. Ils seraient devenus les Mrabri chasseurs-cueilleurs.
Enfin, dans une autre histoire, les Mrabri se sont enfuis dans la forêt au moment où le Roi de ce qui est aujourd’hui la plaine de Luang Prabang, aurait commencé à exiger le paiement des impôts. Comme ils n’avaient pas d’argent, ils se sont cachés dans la forêt. Dans cette légende, ils sont devenus un peuple maudis que le tigre doit dévorer tant qu’ils vivront cachés dans la forêt. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, leurs histoires tournent beaucoup autour de la peur du tigre.
« Back to the trees ! »
Qu’ils aient été envoyé par un roi pour satisfaire un oracle, qu’ils se soient enfuis pour échapper à l’impôts ou qu’ils se soient simplement perdus dans les bois, toutes ces histoires ont pour origine un groupe de personnes qui vivaient dans la société civilisée de leur temps et sont partis dans la forêt. Pour plagier Roy Lewis[2] : « back to the trees ! » Les Mrabri ne seraient donc pas les « dernières répliques de la préhistoire », mais un groupe de gens civilisés partis vivre une nouvelle existence.
Une étude scientifique le prouve…
En mars 2005, la revue scientifique PLoS Biology a publié les résultats d’une étude menée sur les Mrabri au Nord de la Thaïlande par un groupe de chercheurs allemands, japonais et thaïlandais. Ces résultats émettent une hypothèse sur l’origine des Mrabri : « Un très petit groupe d’agriculteurs sédentaires serait retourné dans la forêt pour reprendre une existence de chasseurs-cueilleurs et serait à l’origine du peuple mrabri ».
Cette hypothèse est basée sur des études génétiques et linguistiques. Elle corrobore l’idée qui ressort de leurs légendes.
L’étude génétique conclut que l’origine des Mrabri serait « un petit groupe de trois à six individus dont deux femmes ou peut-être même une seule ».
En 1963 déjà, le Dr. Gebhard Flatz, membre de l’expédition du Professeur Kraïsri Nimmanheamin avait attiré l’attention sur le fait que tous les Mrabri rencontrés étaient du même groupe sanguin, le groupe A.
Dans la langue mrabri, plusieurs termes ont un rapport avec la culture des champs et l’élevage. Or les Mrabri ne pratiquent pas l’agriculture. Les auteurs de cette étude pensent que les Mrabri ont été agriculteurs dans le passé.
Sortons des légendes et des études scientifiques
On ne peut pas comparer les Mrabri avec des insulaires. Il est certain que ce peuple n’a pas vécu en totale autarcie durant des siècles. La disparition progressive de la forêt primaire qui est leur habitat et la source de leur nourriture, la présence de plus en plus proche de villageois sédentarisés, les a conduits à un rapprochement, à des échanges.
Depuis plusieurs décennies, ils se font engager par les Hmong comme travailleur agricoles, acceptant un petit salaire et ne rechignant pas à effectuer les tâches les plus ingrates. La présence de mots liés à l’agriculture dans leur langue s’expliquerait aussi par leur activité pour des tiers.
C’est ce que pense Yunwadee Bootwaiwoothi dans sa thèse sur les Mrabri. « Leur histoire nous montre qu’ils ont toujours vécus en parallèle (ou en marge) avec les villageois. Leur mode de vie s’est progressivement adapté au notre. Ils n’ont pas survécu complètement isolés en conservant intacte toute la civilisation haobinienne, ils rencontraient les villageois et empruntaient des savoirs ».
Aujourd’hui
Un missionnaire américain évangéliste s’est installé dans la région où vivent les Mrabri dans le but de les faire rejoindre sa communauté religieuse. Afin d’obtenir les autorisations des autorités, le missionnaire se serait fait naturaliser thaïlandais et aurait changé son nom de famille. Monsieur Long s’appelle maintenant Monsieur Boonyon et sa mission a prit le nom de « Nouvelles Tribus ». A la fin des années 80, ils étaient environ 150 Mrabri à vivre là-bas. Si ils trouvaient de la nourriture et un toit, beaucoup ont sombrés dans l’ennui, la dépression, il y aurait eu des suicides. Lassés par le dirigisme du missionnaire, beaucoup sont retournés dans la forêt vivre leur vie d’hommes libres.
Depuis les années 90, le gouvernement de la Province de Nan a décidé de faire bénéficier les Mrabri d’un village de maisons en bambous disposant de l’eau courante. Une école avec un instituteur est à disposition ainsi que des soins médicaux professionnels dans un dispensaire.
Tout en gardant leur vie nomade, les familles Mrabri vont régulièrement s’installer dans ce village et les enfants peuvent fréquenter l’école.
Le village est indiqué par un panneau routier pour ceux qui s’aventurent entre les provinces de Phayao et de Nan. Je suis passé par là avec ma petite moto il y a quelques années et j’ai repéré sur ma carte la localisation de ce village, mais je n’y suis pas allé.
Si les « femmes girafes »[3] sont sur les circuits touristiques, les « fantômes des feuilles jaunes » ne le sont pas (encore). Il faut dire qu’ils n’ont pas de particularité physique à exhiber et que leur installation dans un village a rompu le lien avec ce qui les définissait. Quel est l’intérêt de nomades si ils vivent dans un village ? Toutefois, il a été rapporté que des visiteurs fouillaient le village avec des demandes malsaines, une conséquence à certaines légendes qui décrivaient les femmes mrabri comme libérées sexuellement.
Pour ma part, n’étant pas un adepte des visites de zoo, je n’ai pas encore trouvé de bonne raison d’aller leur rendre visite. Aussi, c’est la première fois que je rédige un texte sur un sujet que je n’ai pas vu.
En 2005, les Mrabri ont reçu une pièce d’identité thaïlandaise. Les efforts de l’administration ne se sont pas contentés de les inscrire dans des registres, les spécialistes des « tribus des collines » tentent de modifier le nom absurde de « fantômes des feuilles jaunes » par « Communauté des Tong Luang » (communauté des feuilles jaunes) ou « Tribu Thaï Tong Luang ». C’est aujourd’hui leur dénomination officielle.
Au musée des Tribus des collines à Chiang Mai, leur appellation est « Mlabri » en langue thaïe comme en langue anglaise. C’est d’ailleurs comme ça qu’ils veulent qu’on les appelle. Avec une mention entre parenthèse « Tong Luang » (feuilles jaunes).
Une terre
Patrick Bernard, l’auteur du film mentionné plus haut est retourné régulièrement pour suivre ceux qu’il avait filmés. En 2008, il écrit que les forêts ont presque totalement disparues, les espaces ont été défrichés et sont cultivées par les Hmong et Thaïlandais. Les Mrabri n’ont aujourd’hui plus de lieu qui correspond à leur mode de vie.
En 2008, la princesse Maha Chakri Sirindhorn a rendu visite aux Mrabri du village gouvernemental. Répondant à la demande des associations de défense des « tribus des collines », la princesse a ordonné le démarquage d’une terre d’environ 160 hectares.
Ce projet a failli ne pas voir le jour. Le pasteur évangélique, redoutant de voir ses âmes lui échapper, a fait croire que des esprits mauvais peuplaient la zone protégée. Ces esprits, selon la rumeur lancée par le missionnaire, allaient dévorer les entrailles des Mrabri qui s’y installeraient.
Une nouvelle zone, plus isolée, proche de la frontière avec le Laos a été définie par la Fondation de la Princesse. Depuis 2009, environ 80 Mrabri se sont installés dans la vaste « réserve ». Le site est interdit à la visite, même pour les chercheurs, et personne ne les ennuie (pour le moment).
Un groupe de jeunes nomades a souhaité mener l’expérience d’un « centre culturel » afin de présenter leur peuple aux éventuels visiteurs. Mais les habitations sont beaucoup plus enfoncées dans la forêt et ne se visitent pas.
Je vais continuer mes recherches sur les Mrabri, ce texte marque un premier pas dans ma connaissance de ce peuple.
Je ne crois pas que le terme de « tradition » ait une signification pour les Mrabri. Si ils aiment vivre en forêt, ce n’est pas parce qu’ils veulent suivre des traditions séculaires, mais simplement parce qu’ils trouvent le bonheur dans cette vie.
Nous sommes des observateurs, lorsque nous voulons à tout prix qu’un peuple suive à la lettre ce que nous pensons être leur « culture », nous devenons des conservateurs (de musée), nous empêchons des êtres humains d’évoluer en totale liberté.
Donnons le mot de la fin au peuple Bochimans au Botswana (Afrique), héros malgré lui du film « Les dieux sont tombés sur la tête » (1980) :
« Notre mode de vie est aussi moderne que le votre. Pourquoi ne pourrions-nous pas porter des vêtements, envoyer nos enfants à l’école tout en restant chasseurs-cueilleurs ? »
Bibliographie
Mrabri, le passé, le présent et le devenir du dernier peuple de chasseurs cueilleurs nomades en Thaïlande / Yuwadee Bootwaiwoothi. Mémoire de DEA, Institut National des Langues, Sorbonne, 2004
Mrabri, les Âmes de la Grande Forêt, étude sur une culture en danger, les derniers chasseurs-cueilleurs nomades en Thaïlande / Yuwadee Bootwaiwoothi. Mémoire de DEA, Institut National des Langues, Sorbonne, 2005
The Phi Tong Luang (Mlabri) : A hunter – gatherer group in Thailand / Surin Pookajorn and Staff. – Bangkok : Odeon Store, 1992
En Thaïlande, la disparition des hommes de la forêt. / Yuwadee Bootwaiwoothi. Le Monde diplomatique, 29 mars 2010
Revue scientifique PLoS, voir revue scientifique en ligne biology.plosjournals.org mars 2005, pp. 362-363 et 536-542. Journal français Le Monde, 3 avril 2005. Revue scientifique francophone La Recherche, mai 2005.
Quel avenir pour les feuilles jaunes? / Patrick Bernard, Revue Ikewan no. 68, avril 2008
Mlabri, les esprits des feuilles jaunes. / un film de Patrick Bernard, 2004, disponible sur dailymotion.com
les photos ©fredalix ont été prises au Musée des Tribus des Collines « Highlands peoples », Chiang Mai.
[1] Je vais orthographier « MRABRI » alors même que ces deux consonnes semblent difficiles à prononcer. On utilise aussi l’orthographe « MLABRI » qui sonne un peu mieux à nos oreilles. Toutefois, selon Yunwadee Bootwaiwoothi, auteur d’une thèse (remarquable) en français sur les Mrabri, elle ne correspond pas à la juste phonétique. En langue khmu, MRA se traduit par « peuple » et BRI par « forêt ».
[2] Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, roman publié en 1960 sous le titre original de « The Evolution Man ». Au temps de la préhistoire, Edward est toujours à l’affut de nouvelles inventions et d’expérimentations. Il invente le feu et les pointes durcies à la flamme. Son frère, l’Oncle Vania, voit ce progrès d’un mauvais oeil et critique le progrès en professant un retour aux valeurs traditionnelles en scandant son cri de ralliement « Back to the Trees ! » (Retour aux arbres).
[3] Je parle ici du groupe des Padaung, sous-groupe de l’éthnie des Karen. Les femmes se parent d’un long anneau qu’elles enroulent autour de leur cou, donnant l’illusion qu’il est très long.
Très intéressant, je viens de découvrir votre blog grâce à un ami Francis Engelmann qui vit au Laos et est un érudit, j’apprécie votre approche et vais donc essayer de vous suivre…
Merci