Larung Gar, l’université tibétaine à 4000m d’altitude.

RECIT DE VOYAGE – 2014 – C’est mon troisième voyage dans le Kham, partie orientale du Tibet, aujourd’hui intégré dans la province chinoise du Sichuan. J’ai retrouvé Madeleine à Chengdu il y a une semaine. Nous sommes montés à Kangding puis Tagong. Nous avons l’idée de rejoindre Dergué, une des villes saintes du Tibet historique. Dergué, sur la route de Lhassa, est la dernière ville, où les étrangers peuvent se rendre. Au-delà, le découpage administratif fait commencer la province du Tibet qui est interdite d’accès pour les non chinois.

En chemin, nous faisons étape à Garzé, une petite ville tibétaine au bord d’un torrent rocailleux. C’est un carrefour de plusieurs routes et un centre de commerce animé. J’ai entendu parler d’un centre bouddhiste installé dans une vallée d’altitude au-dessus de la ville de Serthar. Je n’ai que très peu d’informations sur cet endroit, sinon que le gouvernement chinois le voit comme un centre de contestation politique et veut le faire fermer.

Serthar, 03/08/2014

Le 2 août 2014

Nous quittons nos chambres confortables du Himalaya Hotel et marchons vers la place qui sert de gare routière. Plusieurs chauffeurs se bousculent. L’un va à Serthar. Il nous conduit à sa camionnette, on met nos bagages à l’intérieur et on attend qu’il se remplisse. Tout se passe très vite. Un jeune couple sino-tibétain, souriant, un moine jeune et grassouillet et un grand gaillard coiffé comme un japonais avec des habits « mode » (mais de quelle mode s’agit-il ?) entrent dans le bus. Le grand gaillard n’est pas Japonais mais Tibétain, il s’endort à peine le véhicule démarre. La route prend la direction nord, on traverse plusieurs villages. Le jeune tibétain se réveille et se rend compte qu’il s’est trompé de destination. Le chauffeur s’arrête dans un village pour qu’il puisse descendre.

... 02/08/2014

Nous faisons plusieurs arrêts, passons un col aux paysages incroyablement beau. Les montagnes sont impressionnantes, la nature semble toute puissante. Sur les versants de la montagne, des yaks broutent. Partout, des drapeaux de prière de toutes les couleurs flottent au-dessus de Chörtens en pierre (nom tibétain pour un Stupa, symbole sacré bouddhiste) . Je prends des photos. Le chauffeur a compris que je suis en admiration devant le paysage et fait des arrêts supplémentaires pour me faire plaisir. Six heures plus tard, nous entrons dans une ville. Serthar est une ville moderne entièrement chinoise. L’armée est installée sur la place centrale dans une sorte de camp retranché. Les militaires nous regardent sortir du minibus, armes à la main.

Serthar, 04/08/2014

J’entre demander les tarifs dans le grand hôtel. C’est très cher. Le jeune couple nous explique qu’ils vont loger chez des amis à eux mais qu’ils peuvent nous aider à trouver un hôtel. Ils discutent longuement avec la tenancière chinoise d’un petit hôtel. Je comprends que le prix demandé pour des étrangers (nous) est beaucoup plus élevé que le prix normal. Le jeune couple en est attristé. C’est moins cher qu’au grand hôtel, mais c’est sale. On remercie le jeune couple pour leur aide et marchons un peu plus loin. Le soleil est fort. On visite un hôtel propre, confortable, pas cher, mais il y a un problème, ils n’ont pas l’autorisation d’accepter les étrangers. Ils sont vraiment désolés. Ils proposent de nous emmener en voiture dans un autre hôtel. Finalement on revient au centre et prenons des chambres là où ce n’était pas très propre.

Le tapis de ma chambre est très sale, mais le lit est propre. Ma salle de bains pue ! Je laisse la porte fermée pour éviter que les mauvaises odeurs se rependent. Je retrouve Madeleine et on part faire le tour de la ville. Tout d’abord il nous faut manger quelque chose. Nous trouvons un restaurant végétarien. Je commande deux plats un peu au hasard sur un menu écrit en chinois. Le premier plat est très bon, le second est plutôt étrange, mais je suis rassuré parce que le restaurant est végétarien.

Dans la rue, un groupe de tibétains me dévisage et me suit. Un peu plus loin, ils me font comprendre qu’ils veulent se prendre en photo avec moi. Ils rigolent très fort en me montrant la photo qu’ils ont prise, j’ai l’air d’être un géant au milieu d’eux.

Le soir, une coupure de courant va plonger la ville dans le noir absolu. Je me rends compte que nous sommes juste au-dessous d’un million d’étoiles qui brillent dans le ciel.

Serthar, 03/08/2014

Le 3 août 2014

Je suis réveillé par le lever du jour. Je veux sortir de mon lit mais j’ai une réticence à poser le pied sur le tapis sale. Je rechigne à entrer dans la salle de bains, j’ai l’impression que je vais me salir si je cherche à m’y doucher. Je me fais bouillir de l’eau, me prépare un nescafé, et j’écris mon « journal de bord » en notant successivement les événements de la veille. Je retrouve Madeleine à huit heures. On boit un autre nescafé et sortons. Au bord de la route je me dirige vers un chauffeur de minibus. Je sors un billet sur lequel est écrit « Larung Gar », c’est le nom tibétain pour désigner le centre bouddhiste dans la montagne. Il nous fait monter dans sa camionnette et commence à chercher d’autres passagers. Le trajet coûte 7 ¥, c’est le prix normal.

Nous roulons environ 25 kilomètres. Nous nous arrêtons dans une petite localité chinoise, une femme sort ici avec les achats qu’elle a fait à Serthar. Nous prenons une route plus étroite et beaucoup plus raide qui escalade une vallée perpendiculaire. Au loin je vois des centaines de petites maisons rouges accrochées aux versants de la montagne. Tout d’un coup, une femme qui porte une casquette mao se met à hurler, elle exige que le chauffeur s’arrête, fasse demi tour et l’emmène devant une maison où elle veut décharger des dizaines de paquets. Elle me regarde d’un air sévère. Le chauffeur est calme et nous dépose plus haut, aux pieds d’une énorme statue en laiton.

Serthar, 03/08/2014

La plus grande université bouddhiste au monde

Nous sommes à plus de 4000 mètres d’altitude. Il y a beaucoup de monde, presque tous des moines et des nones en habits rouges, comme la couleur des petites maisons. Madeleine et moi ne passons pas inaperçu, des centaines de paires d’yeux sont pointés sur nous. Une chinoise m’aborde, elle veut me donner des explications : toutes les personnes ici sont bouddhistes ou intéressés par le bouddhisme me dit-elle. Il y a trente mille personnes qui vivent ici et constituent une communauté venue suivre les enseignements d’un lama du nom de Kenpo Sodargye. Il s’agit de la plus grande université bouddhiste au monde, et aussi un des centre religieux le plus haut du monde. Je lui demande ce qu’elle est venue faire ici. Elle me répond qu’elle vient de Shenzhen, que le Tibet est pour elle un important lieu de pèlerinage bouddhiste, qu’elle est venue pour écouter les enseignements du Lama.

Je vais appendre plus tard que cette communauté a été fondée en 1980 par le Lama Kenpo Jigme Phuntsok. Le gouvernement de Beijing voyant ce rassemblement religieux d’un mauvais œil l’a arrêté et il est mort en prison à Chengdu. Kenpo Sodargye était son élève et le chargé d’enseignement en langue chinoise.

Nous entrons dans un hall vitré. Des milliers de bougies sont allumées. La chaleur est très forte et l’oxygène est rare. Des nones entretiennent les flammes et récupèrent la cire qui fond pour former de nouvelles bougies.

Un peu plus loin, je vois un occidental assis sur un muret. Je lis une sorte de « plénitude intelligente » sur son visage, je vais parler avec lui. Il est italien, il étudie le bouddhisme.  Les premiers jours il logeait au monastère mais « on » lui a demandé de partir. Il a trouvé une chambre dans le petit bourg chinois en contrebas. Il me dit qu’il faut rester très discret.

Un grand tibétain m’approche et demande à se prendre en photo avec moi. Nous sommes tous les deux très fiers de poser ensemble. Des chinois s’approchent et veulent aussi des photos avec moi, le tibétain est contrarié.

Serthar, 03/08/2014

Serthar, 08/03/2014

Nous montons sur l’un des versant entre les maisons d’habitations. Il y a des toilettes. J’entre. A l’intérieur, des dizaines de moines sont accroupis au-dessus d’une grande rigole. L’odeur est insupportable, je décide que je suis constipé et sors très vite.

Soudain, je ne sais pas ce qui me prend, je suis pris d’une excitation, je gravis la côte en courant et en sautant comme un cabri tibétain. Avec l’altitude j’ai de la peine à respirer, mais ça ne semble pas arrêter mon entrain, je suis pris par un sentiment de bonheur intense. L’ivresse de l’altitude ou un effet magique du lieu saint. Je suis de plus en plus sollicité par les moines qui veulent tous se prendre en photo avec moi.

A force de courir comme une chèvre, j’ai perdu Madeleine. Je la retrouve près de la statue en laiton. On entre dans une cuisine géante. Les cuisiniers nous font visiter avec des sourires magnifiques. Mais il est très compliqué de leur demander où l’on peut manger. Un peu plus loin, nous trouvons un stand de dumplings (raviolis vapeur). Une chinoise nous aide à commander des soupes. Un moine vient s’asseoir à notre table. Il est très fier de nous dire qu’il a appris l’anglais au Népal. Il vient du Tibet et habite dans cette communauté pour quelques mois. C’est pour lui une énorme chance que de pouvoir suivre les enseignements de ce Lama, une chance qui n’existe plus dans sa région d’origine.

Serthar, 03/08/2014

Larung Gar, 03/08/2014

Larung Gar, 03/08/2014

Nous montons sur l’autre versant de la vallée. Nous tournons autour d’un très grand Chörten. La vue sur les milliers de petites maisons est comme surréaliste. Les pèlerins tournent autour du Chörten et font tourner sur leur passage des centaines de moulins à prière. Certains se mettent à plat ventre pour réciter des mantras, presque tous ont des chapelets entre les doigts.

Le soleil est très fort, je dois me couvrir et boire de l’eau. J’ai la tête qui tourne à force de tourner autour des Chörten en faisant tourner les moulins à prière. Je m’assieds près d’une petite famille de pèlerins.

 Larung Gar, 03/08/2014

Je reconnais l’italien, il est assis un peu plus loin, en pleine discussion avec un moine, ils parlent chinois. Je le vois se lever et partir tourner autours des lieux saints. L’Italien a une malformation au niveau des jambes et a beaucoup de peine à marcher. Sur son visage je vois beaucoup de joie.

Une femme me montre un endroit de l’autre côté de la vallée. Elle m’explique qu’à une altitude plus élevée on y pratique les funérailles célestes. Les tibétains pensent que pour aider l’âme des morts à quitter leur enveloppe corporelle, il faut donner le cadavre aux vautours. Les funérailles célestes sont des cérémonies très ritualisées, les vautours sont considérés comme des divinités, des liens entre le monde terrestre et le monde céleste.

Je n’ai jamais assisté à des funérailles célestes. J’ai rencontré des touristes qui en ont vus. Pour ma part, à moins d’y être invité, je ne veux pas imposer mon regard voyeur sachant que je serai incapable de regarder sans vouloir prendre des photos.

Larung Gar, 03/08/2014

Larung Gar, 03/08/2014

Redescendant dans les ruelles de maisons rouges, nous découvrons qu’un grand quartier a été détruit par un incendie. En me documentant plus tard, je vais lire qu’un incendie a détruit des centaines de maisons quelques mois plus tôt. Cet incendie semble être criminel. Deux jours après un autre incendie a détruit la moitié de la vielle ville de Zhongdian dans la province du Yunnan, plus au sud. Aucun lien n’a été établi entre les deux incendies.

En fin de journée, nous rentrons à Serthar. Dans le minibus, nous nous entassons avec une dizaine de moines, et une femme chinoise. Les moines prennent toutes les places avant, le bouddhisme leur interdit de s’asseoir derrière une femme. Nous sommes très serrés, le chauffeur semble pressé et ne fait pas attentions aux nombreux trous dans la route. Nous sautons dans tous les sens. Madeleine se tape la tête crie de douleur dans l’indifférence générale.

Arrivés en ville, un chauffeur du nom de Dorgy vient vers moi. Il m’explique que demain matin il part pour Garzé. Nous nous donnons rendez-vous à 7 heures et demi.

Larung Gar, 03/08/2014

Larung Gar, 03/08/2014

Le soir, nous croisons par hasard le jeune couple qui était dans le bus avec nous hier matin. Nous allons boire un thé ensemble. Ils nous expliquent qu’ils sont étudiants dans la province du Qinghai, plus au nord. Aujourd’hui, ils sont aussi allés à Larung Gar. Ils ont vu le lama Kenpo Sodargye qu’ils croient être la réincarnation d’un autre lama important. Je me rends compte que dans l’euphorie de notre visite, nous avons oublié d’entrer dans le grand hall où se passent les offices religieux et où sont donnés les enseignements. Ils pensent que nous aurions dû demander à un guide de nous accompagner pour que l’on puisse avoir plus d’informations pendant notre visite. Mais je suis souvent réticent à l’idée d’être guidé. Ils nous offrent un livre de pensées bouddhistes en anglais. Madeleine leur demande si il est possible de garder contact avec eux, si nous pouvons échanger nos adresses email. Ils rechignent et nous expliquent à demi mot qu’il faut faire attention. La famille du garçon est originaire de la région de Garzé, demain ils iront dans son village natal. La fille est une Chinoise Han. Ils aimeraient ensuite aller à Lhassa. Je les envie, pour nous, la route de Lhassa est interdite. Mais nous allons poursuivre jusqu’à Dégé.

Serthar, 03/08/2014

Petit historique

Jigme Phuntsok est né en 1933 au Tibet dans une famille de nomades. A l’âge de deux ans, on découvre qu’il est la réincarnation de Tertön Sogyal, un maître spirituel décédé quelques années plus tôt.

En 1959, après l’invasion chinoise du Tibet, Kenpo Jigme Phuntsok décide de rester au Kham plutôt que de suivre le Dalai Lama en exile en Inde. Il vit dans des ermitages isolés, échappant à la révolution culturelle. Il enseigne et rassemble une communauté autour de lui, ce qui est interdit par la loi chinoise.

En 1980, il fonde l’université bouddhiste de Larung Gar, dans une vallée d’altitude sans aucune autorisation officielle. Vu la popularité du Lama, le centre atteint rapidement une population de plusieurs milliers de personnes.

Parmi les étudiants de l’institut, en plus des Tibétains, on compte un millier de Han de Chine continentale, mais aussi de Taïwan, Hong-Kong, Singapour et Malaisie.

En 1999, le parti communiste du Sichuan veut rendre le centre bouddhiste illégal avec pour raison qu’il affiche clairement son lien avec le Dalai Lama. Or le Dalai Lama est considéré comme un opposant politique en Chine. Selon les autorités, l’activité de ce lieu est politique et non religieuse.

En 2001, Les autorités lancent une « campagne de rééducation patriotique ». Les garnisons militaires basées à Serthar sont renforcées. Le fondateur du centre, Kenpo Jigme Phuntsok est arrêté et mis en résidence surveillée à Chengdu. 2000 maisons sont détruites et 8000 personnes sont forcées de quitter le lieu. En 2004, Kenpo Jigme Phuntsok meurt en prison. 

Kenpo Sodargye, élève de Jigme Phuntsok devient « de facto » le moine le plus important de l’institut de Larung Gar. Il donne son enseignement en chinois mandarin. Il est régulièrement invité à donner des conférences dans des universités en Asie, en Europe et en Amérique du Nord, notamment à l’Université de Pékin.

Le gouvernement chinois hésite quand à la politique à adopter. Faut-il étranger le lieu par le tourisme ou le faire disparaître ? Athées mais profondément superstitieuses, les autorités communistes veulent désacraliser le lieu. Des banderoles en mandarin vantant l’unité chinoise autour du communisme sont ajoutées à côtés des écritures saintes en tibétain.

En juin 2016, après plusieurs incendies et expulsions, le centre ne compte plus que 10’000 habitants. Beijing veut réduire la population à 5’000. Le 20 juillet 2016, 600 bâtiments sont détruits sur prétexte de rénovation. Trois nones se suicident par pendaison expliquant que la vie est devenue trop dure avec autant d’expulsions et de démolition. 

Souhaitons que les Tibétains, nomades par tradition, sauront trouver un moyen d’établir un « Gar » (campement) ailleurs.

Selon un article paru dans « M magazine du Monde », le 24 mars 2017, des milliers de personnes ont été expulsées en 2016, des centaines de maisons démolies et d’autres cadenassées. Il existerait un plan pour « reconfigurer » le lieu. Des hôtels et installations seraient en constructions. La solution de l’étranglement par un tourisme de masse semble avoir été choisie. Les moines seront bientôt assommés par des barres à selfies.

Larung Gar, 03/08/2014


toutes les photos ©fredalix, Serthar et le Centre bouddhiste de Larung Gar, août 2014

lire la suite : Sur la route de Dergué

Bibliographie :

Destroying Heaven, rapport de l’association Free Tibet,

Cliquer pour accéder à Larung%20Gar%20report-web.pdf

Xinran, Funérailles célestes, roman, éditions Philippe Picquier

3 réflexions sur « Larung Gar, l’université tibétaine à 4000m d’altitude. »

  1. Quelle aventure interessante. Tu decris si bien ce voyage. Etre en haute altitude n’etait pas trop difficile ? Tu decris « ivresse de l’altitude. ».. certainnement ton corps a du etre un peu en choc. Jaime beaucoup tes photos. Ce doit etre un bien beau souvenir ce voyage . 2014 , c’est la meme annee ou je suis allee en Thailande !! Merci du partage.

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