Mandalay (Myanmar), le 27 novembre 2018
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Comme chaque année, je ne vais rien faire de spécial, aucun plan, aucune attente particulière, je vais laisser cette journée s’écouler en me promettant d’en apprécier l’inattendu. Je ne me doute pas que le hasard va m’offrir un magnifique cadeau.

Il est dix heures du matin, je traverse le marché du centre ville de Mandalay, et je retrouve le tea shop Sunflower que je connais bien. Quelques tables en bois sous un abri rudimentaire, à l’entrée, un foyer au charbon permet de garder l’eau chaude, et dans un wok rempli d’huile on fait frire les beignets de légumes que les indiens appellent « samosa ». Je commande un café noir (sans sucre et sans lait, c’est toujours utile de préciser, parce que j’ai souvent reçu des cafés noirs… au lait sucré). Pour prendre ma commande, on fait venir la grand-mère, elle est la seule dans la maison à savoir parler anglais. Elle me sert une tasse de café noir avec une rondelle de citron. Je lui dis que je viens dans son tea shop à chacune de mes visites à Mandalay, depuis 2006. Très fière, elle s’empresse de me traduire à toute sa famille.
Je continue ma marche en direction du temple Shwe-Inn-binn. C’est un magnifique temple en bois dans un grand jardin très calme. Juste à côté du temple se trouve un tea shop. Je suis souvent venu ici aussi. Il n’est pas midi, je décide de boire un autre café. Ici se réunissent des dizaines de moines. Je suis le seul « laïc » assis à une table. Les moines pianotent sur leur portable, fument des cigarettes, certains lisent le journal.
Impossible de faire comprendre le concept du « café noir », alors j’accepte de recevoir un verre d’eau chaude et un sachet de poudre de café, sucre et lait « 3 en 1 ».


Un jeune moine, sourire aux lèvres, se dirige vers ma table basse. Il se présente, il s’appelle Saw Phana, il a 26 ans. Il est étudiant à l’université bouddhique d’à-côté depuis 5 ans. C’est sa dernière année ici, il suit un cours d’anglais. L’année prochaine, il ira vivre dans un monastère de Yangon. Il précise quelque chose que je ne comprends pas bien, ça sonne comme « army ». Je lui demande si il va aller travailler pour l’armée, ça le fait beaucoup rire. Non! méditer sur la vie ou faire la guerre ce ne sont pas deux chose conciliables.
Il vient d’un petit village du centre du pays, près de l’actuelle capitale Naypidaw. Il a 5 frères et une sœur. Il est le seul de la famille à être entré au monastère.
J’ai envie de le prendre en photo, je lui demande la permission. Il me dit que les photos « pour la beauté » sont contraires à sa philosophie. Je lui réponds que je ne prends pas des belles photos, mes photos servent à mieux me souvenir. Il est d’accord. Alors que mon appareil Canon est pointé sur son visage, il peine à retrouver le beau sourire qu’il avait un instant plus tôt.

Il me demande si je connais le moine Wirathu, il veut savoir ce que je pense de lui. Sa question me surprend, je ne m’étais pas préparé à entrer dans une discussion politique. Je lui retourne la question, ça va me donner le temps de préparer ma réponse. En bon bouddhiste, il choisi la voie du milieu « il y a du bon et du mauvais dans ce que dit Wirathu ». Pour ma part, j’explique que je n’aime pas les gens qui parlent avec colère, les gens qui incitent à la haine contre d’autres. Le message de Bouddha n’est pas un message de colère et de haine, c’est un message de paix. A mon avis, Wirathu ne devrait pas se prétendre moine alors qu’il appelle au meurtre de musulmans.
Saw Phana sort un livre de sa robe. C’est un cours d’anglais. Il me demande de le feuilleter et de lui dire ce que j’en pense. Je vois des petits dialogues sur la vie quotidienne, il y a fait beaucoup d’annotations au crayon. Je lis un passage à haute voix.

J’ai envie de savoir si c’est lui qui a voulu entrer au monastère ou si ce sont ses parents. Il m’explique que sa famille est très pauvre et que le monastère était la meilleure solution pour qu’il puisse avoir une éducation. Il avait 6 ans.
Je lui demande si il a pleuré le premier soir où il s’est retrouvé au temple. A mon tour je l’ai surpris par une question. Oui ! il a pleuré pendant plusieurs jours. Mais aujourd’hui il n’a pas envie de quitter ce monde, il ne veut pas se marier et vivre une vie « normale ». Sa famille: il va rendre visite à sa maman une fois par année, il n’a pas revu ses frères et sa sœur depuis très longtemps.
Il me regarde longuement, puis me dit que je devrais devenir acteur! Je soupçonne qu’il y a eu une erreur lexicale. On rigole, il réfléchit et me montre son livre, il voulait dire « auteur ». Il pense que ma vocation est d’écrire sur les gens que je rencontre et de transmettre par mes textes un message de paix.

Il me propose d’aller marcher. Il appelle le garçon qui fait le service, il sort un billet de 200 de l’étui de son téléphone portable. Je ne peux pas accepter. Je suis très heureux de faire sa connaissance, c’est à moi de payer. C’est une situation délicate que de refuser un don.
On marche dans le temple Schwe-Inn-binn. J’observe les panneaux de bois sculptés, je lui montre des détails très beau. Il sourit, il n’arrête pas de sourire.

Saw Phana voit un groupe de touristes anglais. Il les aborde en leur disant « hello ». Il leur explique que je suis aussi un touriste et qu’ils peuvent me saluer aussi. Ils sont visiblement gênés. Saw Phana est fasciné par l’idée qu’entre étrangers on puisse se parler dans une langue commune. Mais les anglais n’ont pas envie de parler avec moi. Plus Saw Phana leur sourit, plus ils sont gênés.
Le groupe d’anglais s’en va plus loin, ils suivent un guide. Un homme s’est discretement détaché du groupe et tente de prendre des photos du beau moine. Il me demande de me pousser pour que je ne gêne pas sa prise de clichés. Saw Phana ne comprend pas bien ce qui se passe mais il sourit et dit au photographe qu’il peut prendre des photos si ça l’aide à se souvenir de l’instant. Je rigole. Le photographe n’est pas content de la lumière et lui demande d’ajuster sa pose. Je ne rigole plus, voilà comment en prend les clichés de « la Birmanie authentique ».

Une fois le photographe retourné parmi les siens, Saw Phana et moi allons nous asseoir sur un banc. Je lui demande comment se passent ses journées. Il se lève à 5h30 le matin. Comme je lui dis que je ne me lève pas avant 7h il trouve que je suis très paresseux, on éclate de rire. Il ne mange qu’une seule fois par jour, c’est le repas du matin. Il étudie jusqu’à 11h. En ce moment il suit un cours d’anglais. L’après-midi est consacré à la méditation. Le soir, il se couche un peu après le soleil. Souvent il lit avant de s’endormir.
Il me propose d’aller marcher dans son université. C’est la plus grande université bouddhique du pays. Il y a ici 25’000 moines et novices, ou 2’500… les birmans ont beaucoup de peine avec les dizaines. Je vois des hommes en orange et rouge tout autour de moi. Il y a des dizaines de bâtiments, salles de cours, réfectoires, dortoirs, salle de prière, … des chats et des chiens se promènent entre les moines et les novices.
On monte au sommet d’une tour. Il est fier de me montrer qu’ils ont installé un ascenseur l’an dernier. Il n’est pas très rassuré dans l’ascenseur, il entend un bruit étrange qu’il n’identifie pas. Au sommet, une pièce est décorée d’un arbre en plastique géant. C’est sensé être le jardin où Bouddha venait méditer. Par terre, un moine est couché, les yeux fermés, il médite.

La vue sur Mandalay est magnifique. On voit la colline et ses temples, on voit le fleuve Irrawaddy, on voit les bâtiments récents qui dominent les maisons plus anciennes. On voit le lac qui entoure le quartier de l’université, la tour Big Ben, et de l’autre côté on voit la Pagode Mahamuni, un des 3 lieux sacrés du pays. On devine même les collines de Sagaing sur laquelle sont accrochés des dizaines de temples d’or.

Il pointe un bâtiment, c’est là que se trouve son dortoir. Ils sont des dizaines à y dormir. Je lui demande si il dort bien. Non, il y a souvent du bruit et la nuit il fait chaud.
On redescend et on s’installe sur le tronc d’un arbre coupé. Il me dit qu’il aimerait aller en Inde. Il sort un autre livre de sa robe monacale. Je me demande si il transporte toute sa bibliothèque dans son habit. C’est un livre sur Gandhi. Il a souligné une phrase qui lui plait, il veut la partager avec moi : « A good life is a simple life ».
On échange encore un moment, puis c’est pour moi le moment de repartir. Il prend ma main et on fait ensemble quelques pas comme deux amis proches. Il me rappelle que je dois écrire, que je dois parler de la paix, que c’est important que je le fasse. Il y a comme une supplication dans son regard, je suis très ému par le son de sa voix. Je lui promets que je ferai de mon mieux. On se dit au-revoir.
Saw Phana ne savait pas qu’aujourd’hui c’est mon anniversaire. Mais notre rencontre a été un magnifique cadeau. Je me sens léger, alors que je pense à lui, je retrouve son beau sourire sur mon visage.

Un peu plus loin, j’observe des moines qui bouquinent dans un étalage de livres d’occasion. Puis, quittant le quartier des moines je traverse le quartier des sculpteurs de jade. Je m’arrête pour les admirer. Un garçon vient vers moi pour m’offrir une petite bouteille d’eau. La vie est belle. Merci.

toutes les photos ©fredalix, novembre 2018, mai 2011 et janvier 2012

Un de tes meilleurs textes. J’ai adoré l’histoire qui est vrai et si bien raconté. Jaime beaucoup cette citation : » A good life is a simple life ». Tu as eu une belle journee pour cette journée que tu ne voulais pas spéciale mais finalement tu as recu beaucoup par cet échange avec le jeune moine. Tu fais de belles rencontres et c’est vraiment super que tu partages ici. Oui la paix…. on l’espère tous . Merci de ce très beau texte.