Passionné par la peinture contemporaine birmane depuis plusieurs années, je cours les expositions se trouvant sur mon chemin. Curieux d’en voir plus, j’ai demandé à mon amie Mar Mar qui tient une galerie d’art depuis plus de quinze ans si elle pouvait m’emmener avec elle rendre visite aux artistes chez eux, dans leur atelier. Loren, un collectionneur américain ami est aussi intéressé par cette idée. En mai 2011, nous nous retrouvons à Yangon: Mar Mar, Loren et moi. J’ai souhaité rencontrer Tin Maung Oo, Zaw Win Pee, Bogie, mais Mar Mar propose que nous commencions par aller rendre visite à celui qu’elle considère comme le meilleur de tous : Kin Maung Yin.


La Simplicité comme art de vivre
Mar Mar a réservé une voiture pour la journée. Nous arrivons dans un quartier résidentiel au nord de Yangon fait de petites maisons en bois, aisé mais très simple. La route est en terre battue, des mats en bois transportent des câbles, le quartier est raccordé a l’électricité depuis longtemps.

Assis sur une chaise en plastique d’un petit tea shop, Kin Maung Yin boit ce qu’il appelle un cappuchino. C’est en réalité un café poudre 3en1 avec un supplément de lait frais. Mar Mar sait qu’il vient ici tous les matins. Vêtu d’un longgi bleu et d’une chemise blanche, il accueille Mar Mar comme si elle était sa fille. J’aime beaucoup les mimiques qu’il fait, l’homme de 73 ans semble s’amuser de tout, son regard est malicieux et ironique. Une fois le café fini, il nous invite à venir visiter son atelier, qui est aussi sa maison.
Depuis son accident cardio-vasculaire dix ans plus tôt, Kin Maung Yin a de la peine à se déplacer.
C’était en 2000, il ne se souvient de rien. Il était seul chez lui, assis devant ses peintures. C’est son cousin qui habite la maison en face qui l’a emmené d’urgence à l’hôpital. Le handicap ne le gêne pas. « La seule chose importante, c’est de garder la capacité de peindre, le reste n’a pas d’importance » nous dit-il.
Depuis cet accident, il ne vit plus seul. Quelques jeunes étudiants l’aident dans sa vie quotidienne. Son étudiant le tient par le bras pour l’aider à marcher. Nous attendons un moment au tea shop, puis nous le rejoignons.
C’est une maison en bois très simple. Nous retrouvons Kin Maung Yin dans la pièce principale à l’entrée de la maison. Il est installé par terre, des dizaines de peintures sont éparpillées autour de lui.

Mar Mar lui a apporté des photos de Aung San Suu Kyi. – Nous sommes en 2011, la militante pour le démocratie est toujours en résidence surveillée, toutes représentation ou allusion à sa personne sont strictement interdites. – Kin Maung Yin est en train de peindre une série de portraits de la Dame dans un style qui rappelle celui de Rembrandt. Ces peintures sont elles aussi interdites. Si la police les découvraient, l’artiste serait mis en prison.
Un moyen d’expression
La tradition de peindre sur canevas et d’accrocher ces peintures aux murs est une idée récente en Birmanie. Ce sont les colons britanniques qui ont apporté cette idée. Autrefois, les peintures servaient uniquement à décorer les pagodes, seuls des motifs religieux étaient représentés.
Le Burma Art Club, premier cercle d’artistes birmans, a été fondé en 1918. Mais il faut attendre 1971 pour que la première galerie d’art s’ouvre au Myanmar.
En 1962, la première exposition de peinture à laquelle Kin Maung Yin a participé a été financée par l’Ambassade des Etats-Unis. Les premiers collectionneurs d’art de l’époque étaient tous des diplomates étrangers en poste dans le pays.

Durant les années de socialisme dur, entre 1962 et 1988, l’Art était considéré comme un exemple de la décadence occidentale. Le matériel de peinture était rare, les artistes surveillés et les comités de censure intransigeants.
Pour plaire au régime, beaucoup d’artistes ont collaboré avec les idées officielles communistes. Kin Maung Yin, refusant cette hypocrisie, et avec toute la finesse de son discours, a retourné un slogan à son avantage. «Tous les artistes qui dédient leur vie à leur travail produisent de l’art pour le peuple.»
Les artistes sont les derniers remparts contre la dictature
Les dictateurs militaires qui se sont succédés depuis 1988 n’ont en rien relâché la pression sur les artistes, les soupçonnant – à juste titre – de disséminer des idées contestataires dans la société. Si les artistes ont pu survivre, ils le doivent aux diplomates et aux galeristes qui, comme Mar Mar, ont exposé et vendu leurs toiles à l’étranger.
Beaucoup de journalistes ont été mis en prisons pour avoir dénoncé les actes de la dictature. Les artistes ont développé un art qu’il est difficile de lire clairement. Ce sont des messages subliminaux. Quand les journalistes sont muselés, les artistes sont les derniers à avoir les moyens de s’exprimer.
Kin Maung Yin n’est pas un peintre politisé. Il ne dénonce pas la dictature, mais il refuse de jouer le jeu, il refuse de mentir par complaisance, il s’exprime avec franc parlé, c’est l’hypocrisie qu’il condamne.
L’artiste est intègre jusque dans sa façon de vivre: il va toujours refuser de vivre ailleurs que dans la simplicité absolue. Alors que l’on évoque les noms de plusieurs peintres de Yangon, Kin Maung Yin avec son sourire en coin lance quelques piques ironiques sur ces artistes qui vivent dans le luxe et ne sont plus en contact avec la réalité. – Lorsqu’il parle des autres, il énonce des faits, il donne des exemple, l’artiste Kin Maung Yin est dans le réel.
Aujourd’hui, Mar Mar va repartir avec plusieurs portraits de Aung San Suu Kyi signés par Kin Maung Yin. Ils seront exposés dans sa galerie à Chiang Mai (en Thaïlande) dans quelques semaines.


J’aime les tableaux de Kin Maung Yin pour leur simplicité. Les scènes qu’il peint sont typiquement birmanes, elles virent sur l’abstrait.
This is KMY !
Kin Maung Yin est né en novembre 1938, premier enfant d’une fratrie qui en comptera dix.
Son grand-père, John-Henry Sewell, un officier britannique s’est marié avec Daw Saw, une très belle birmane originaire de Mandalay. Ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille tous deux élevés dans la tradition bouddhiste birmane. Le garçon, Frank, a fait son Shinbyu (novicisation bouddhiste). Frank obtient un poste dans l’administration forestière et s’est fait connaître sous son nom birman U Than Maung. Il a eu dix enfants avec son épouse Daw Mya Thi.

Kin Maung Yin et ses neuf frères et sœurs ont été élevés par leur tante, mariée à un architecte renommé Sithu U Thin. Fierté nationale, Sithu U Thin a construit un des joyaux de l’architecture contemporaine de Birmanie : le Yangon City Hall.
« Au collège, j’ai particulièrement aimé les sorties annuelle
à Bagan et y dessiner les plans des anciens temples »
nous raconte Kin Maung Yin
Kin Maung Yin s’intéresse à l’architecture et c’est naturellement qu’il va travailler au cabinet de son oncle Sithu U Thin. En 1956, il a la possibilité d’entrer à l’université en architecture. Il en ressortira quatre ans plus tard avec un diplôme que peu de birmans ont obtenu à cette époque-là.
Son diplôme d’architecte en poche, Kin Maung Yin part travailler au Pakistan-oriental (aujourd’hui Bangladesh). Il est l’un de ceux qui ont signé les plans de la gare de Kamalapur, la plus grande gare du pays, un joyau de l’art déco. Kin Maung Yin ne verra jamais la construction achevée, il nous montre très fièrement des photos du bâtiment. Loren se souvient avoir vu un reportage sur National Geographic Channel consacré à ce bâtiment.
Dans les années 1960, des camarades de classe de Kin Maung Yin fondent à Yangon le cabinet « Architects Incorporated ». Les bureaux de cette firme vont rapidement devenir un lieu de rendez-vous pour les peintres, les musiciens, les écrivains, les poètes de la région. Kin Maung Yin est de toutes les soirées et les rencontres qu’il y fait vont le pousser à se tourner peu à peu vers la peinture.

Jamais à cours de conversations sur les arts, Kin Maung Yin s’intéresse à la musique classique européenne comme à la littérature française ou au cinéma indien d’art et essai. Il va lui-même tourner un film d’art et essai. Ce sera un échec commercial mais l’affirmation du jeune artiste qu’il est possible de créer une œuvre sans avoir à suivre ni les clichés, ni la mode ni les traditions.
« Je peins parce que je m’intéresse aux couleurs.
J’aime étendre les couleurs sur la surface propre du canevas. »
explique en toute simplicité Kin Maung Yin

Le 10 juin 2014, Kin Maung Yin meurt à l’hôpital de Yangon. Mar Mar m’apprend la nouvelle, elle est profondément triste. Il était reconnu par ses confrères comme étant le leader de la première génération des artistes libres de Birmanie.
Moins d’une année plus tard, en mars 2015, c’est au tour de Loren de nous quitter, frappé par un cancer. Aujourd’hui avec Mar Mar nous évoquons souvent cette matinée que nous avons passé tous les quatre, assis sur le sol en bois de la maison de l’artiste.
La petite maison a été vendue, puis détruite. De la vie de Kin Maung Yin, il ne reste que les souvenirs de ceux qui l’ont connu. Depuis sa mort, ses toiles ont pris beaucoup de valeur.

Deux anecdotes que j’ai lues sur KMY :
A la fin des années 1980, lorsque Kin Maung Yin apprend que sa cousine a chez elle une cassette vidéo du film Amadeus de Milos Forman, il court chez elle.
« Il est arrivé vers 10 heures du matin, raconte sa nièce, et mes parents étaient heureux de le voir, pensant qu’il venait pour leur dire bonjour. Sans formalité, il a annoncé qu’il voulait voir Amadeus. Il s’est assis et a regardé le film plusieurs fois de suite jusque tard dans la nuit. Mes parents sont allés se coucher sans avoir eu la chance de pouvoir parler avec lui. »
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Lorsque le mari de sa cousine Sally, le gouverneur de l’Union Bank of Burma est décédé en 1987, la maison est restée ouverte comme le veut la tradition pendant 7 jours et 7 nuits pour que l’on puisse venir se recueillir devant le défunt.
Kin Maung Yin est arrivé à la veillée funéraire et a immédiatement joué un à un les disques classiques de la collection du défunt, très fort ! Traditionnellement, le silence est de rigueur dans une veillée bouddhiste. Alors que tout le monde se plaignait, KMY a répondu « San Lin aurait aimé ça ! ». Aunty Sally n’a pu dire le contraire, en effet, son mari aurait aimé. Au diable la tradition : les disques de musique classique ont été joués – très fort – pendant une semaine sans interruption.
toutes les photos de Frédéric Alix, mai 2011 à Yangon, Myanmar – excepté la reproduction de la peinture de Kin Maung Yin, crédit mentionné.
Bibliographie :
Ma Thanegi, This is Khin Maung Yin, 2010