C’est au Myanmar que j’ai vu pour la première fois une statue de Upakut. On le différencie immédiatement des représentations du Bouddha avec sa tête penchée à quarante-cinq degrés qui semble regarder quelque chose dans le ciel. Il est presque toujours installé à l’entrée des monastères, assis sur un radeau flottant sur les eaux d’un bassin, il a une main sur son bol d’offrandes.
A Chiang Mai, et dans la région qui s’appelait autrefois le Lanna, on trouve des représentations de ce moine, mais si on demande qui il est, on n’obtient pas toujours la même réponse. Ailleurs en Thaïlande, il n’est pas connu, ni représenté.
Pendant longtemps j’ai cru qu’il était un disciple du Bouddha jusqu’à ce que j’entende des légendes et des histoires étranges à son sujet.
Il n’est pas canon
Upakut est un saint qui n’apparaît pas dans le Tripatuka, le canon pali qui relate l’histoire du bouddhisme. Les légendes relatives à Upakut sont des histoires populaires.
On raconte que…
Le moine Upakut avait faim. Mais il est interdit aux moines de manger après midi. Le moine tourne la tête et vérifie dans le ciel que le soleil n’a pas encore dépassé le zénith.
C’est déjà l’après-midi : Upakut tente par un tour de magie de déplacer le soleil dans le ciel, ce qui lui permettra de manger sans enfreindre la règle monastique. Sans quitter le soleil des yeux, il prend de la nourriture dans son bol et il mange.
D’autres personnes, plus sages, expliquent qu’il met sa main sur son bol pour s’empêcher de manger.
On raconte qu’il est né du sperme du Bouddha avalé par un Naga…
Bouddha se serait baigné et – de manière non expliquée – des gouttes de son sperme mélangées à l’eau ont fécondé (200 ans plus tard!) le mythologique serpent de mer, le Naga (qui est aussi le dieu de la fécondité). Upakut serait né de cette fécondation in-aqua.
De par cette origine entre la semence de Bouddha et la princesse Naga, Upakut est une créature hybride, il est un pont entre la spiritualité et la nature, entre le sacré et le vil.
Upakut est le pont entre deux mondes du bouddhisme.
Le temple est le centre de la communauté. A l’intérieur vivent les moines engagés dans une pratique de méditation et d’étude de la doctrine. A l’extérieur vivent les laïcs qui au-travers d’actes de dévotion et de mérites veulent arriver au Nirvana. Pra Upakut est le lien entre ces deux mondes.
Si l’enseignement du Bouddha est une doctrine immuable, les rituels qui régulent la vie des temples sont issus des légendes, mythes et contes qui représentent une tradition populaire en perpétuel mouvement.
« la puissance de la tradition qui souligne non les codes mais les histoires, non les préceptes mais les personalités, non les lectures mais les vie. »
(John Straden Hawley « Saints et vertues » 1987)
On raconte qu’il est né à Mathura, la version bouddhiste de Sodome …
Dans le texte apocryphe du Mathura, on raconte l’histoire du Bouddha qui prêche et converti sur son passage (ce qui contredit le canon, puisque Bouddha n’a fait qu’enseigner, c’est après sa mort que ses disciples ont cherché à convertir). Dans ce texte, le Bouddha visite la ville de Mathura pendant un festival populaire donné en l’honneur de la déesse de la ville.
La déesse s’inquiète que la présence de Bouddha ne diminue les célébrations en son honneur. Elle tente de le séduire et de lui faire peur en lui apparaissant nue ! Selon ce récit, Bouddha aurait joyeusement déclaré que si les femmes vêtues sont peu attirantes, les femmes nues sont franchement repoussantes ! Humiliée, la déesse nue s’est enfuie. Le Bouddha a décrit la ville de Mathura comme un endroit poussiéreux, infesté de chiens et de démons féroces, qu’il y avait trop de femmes, que le sol n’était pas plat (!) et comble de tout : que les moines y mangeaient avant le lever du jour.
Cette légende ajoute que Bouddha prédit qu’il aura un fils qui naitra dans cette ville. Et on raconte que Upakut est né à Mathura.
Upakut est le reflet de l’opposition entre la religion « monothéiste » bouddhiste et les croyances animistes et populaires.
On raconte qu’il se promène seul lors des nuits de pleine lune…
Lors de certaines nuits de pleine lune, le moine Upakut sort dans les rues après minuit, sous les traits d’un moine laid, ou d’un novice (les histoires varient), un bol d’offrandes dans les mains à la recherche de l’aumône. (La traditionnelle marche des moines dans les rues commence aux premières heures du jour, un moine qui sort du temple la nuit enfreint les lois monastiques).
A Chiang Mai, on raconte qu’un marchand chinois du quartier de Wararot avait pour habitude de faire ses offrandes très tôt le matin (il ne voulait pas attendre que le soleil se lève pour se mettre au travail). Le marchand aurait rencontré le moine Upakut en personne, lui aurait offert de la nourriture. Ce marchand est par la suite devenu très riche.
Aujourd’hui, lorsque la nuit de la pleine lune tombe un mercredi, le temple Wat Upakut (près du quartier de Wararot à Chiangmai) rassemble des moines pour accepter les offrandes entre une heure et cinq heures du matin. Des dizaines de moines processionnent sur la rue de Tapae entre les croyants vêtus de blanc, assis par terre, qui offrent de la nourriture aux moines, espérant s’attirer la bonne fortune.
Un moine pas très orthodoxe !
Le moine Upakut viole certaines pratiques monastiques. Il a sa place dans l’enceinte du temple, mais souvent à l’extérieur des bâtiments sacrés, près de l’entrée.
De par sa supposée naissance dans la ville de Mathura (décrite comme la Sodome du Bouddhisme), il est le lien entre la doctrine du Bouddha et le culte des esprits (plus anciens que le Bouddha). Ce monde plus ancien qu’est l’animisme est rempli de rites et de croyances populaires, de récits de fantômes, de nagas, de démons mais aussi des esprits tutélaires (les esprits de la terre) et des Nats (équivalents des martyres de la religion catholique) qui sont très présents au Myanmar.
On raconte qu’il est vivant…
Upakut serait toujours vivant ! Gautma est le Bouddha du passé (celui qui a donné son enseignement et qui est à l’origine du bouddhisme). Maitreya est le Bouddha du futur (celui que l’on attend). On dit que Upakut, « fils » du Bouddha Gautma, est à la fois un Arhat (gardien de la doctrine) et un héros populaire du monde présent.
On raconte que Upakut vit en mer…
Né de la mer, beaucoup de croyants pensent de sa représentation doit aussi retourner à la mer.
Au cours de cérémonies, les villageois placent une statue de Upakut sur un radeau et le mettent à l’eau. Plus en aval, d’autres villageois vont accrocher le radeau, ramener la statue au village pour un nouveau cycle de rituels avant de le rendre à la rivière. Et ainsi de suite.
On raconte qu’il protège de la pluie…
Il faut toujours avoir une statue de Upakut lors d’un festival bouddhiste. Les villageois pensent que la statue d’Upakut protège les festivals contre les incursions de Mara (l’esprit du mal). Sachant que Mara aime envoyer la pluie pour saboter les festivités bouddhistes, on demande à Upakut (qui est né dans l’eau) qu’il ne pleuve pas. D’ailleurs, on prie régulièrement Upakut pour qu’il ne pleuve pas, même un jour ordinaire.
Pra Bua Khem (Lanna)
La représentation de Upakut est de culture birmane, on le reconnaît avec sa main sur son bol de nourriture et son regard à quarante-cinq degrés pointé vers le ciel. Si il est connu au nord de la Thaïlande et au nord du Laos, c’est parce que cette vaste région partage une histoire commune.
Il existe une représentation plus typique du Lanna: il s’appelle Pra Bua Khem. Il porte un chapeau de lotus sur la tête pour rappeler son origine aquatique. La fleur de lotus est le symbole de la pureté dont les racines sortent de la vase impure.
Pra Bua Khem est souvent assis en tailleur avec une main pointée vers la terre, « prenant la terre à témoin » : position rappelant la défaite de Mara (esprit du mal) contre le Bouddha (esprit du bien).



Pra Tong Ta U (Intha du lac Inlé)
La représentation de Pra Pong Ta U, au lac Inlé dans le pays Shan a été tellement recouvert de feuilles d’or que les détails ont disparus.
Le lac Inlé est peuplé par une éthnie lacustre qui s’appelle les Intha. Le temple du Pra Pong Ta U est construit sur l’eau au milieu du lac. La statuaire comprend un groupe de six statues. Le Bouddha entouré de cinq disciples. La scène se passe lora de son premier sermon à Sarnat.
Ces six statues n’ont plus aucune expression anthropomorphique. Elles sont recouvertes de tant de feuilles d’or qu’elles ont adopté une forme qui nous semble être d’un design épuré. On raconte que les statues originelles ont été faites à partir de la proue de la barque magique d’un un ancien roi Intha. Installées au milieu du lac Inlé, les statues sont promenées sur les barges sacrées lors des cérémonies du festival annuel (octobre). Pendant les deux semaines que durent le festival du lac, les statues sont emmenées dans tous les villages lacustres d’Inlé pour y être adorées.
On raconte que Pra Tong Ta U a le pouvoir de diriger la pluie. Un moine de Mae Hong Son (région de Thaïlande proche géographiquement du pays du lac Inlé) assure qu’aucune bombe de la terrible deuxième guerre mondiale n’est tombé sur les villages qui pratiquent le culte de Pra Tong Ta U.
Il n’est écrit nulle part que la représentation de Pra Tong Ta U a un lien avec Pra Upakut. Mais leurs légendes se ressemblent tellement qu’on peut penser qu’il s’agit de l’adaptation Intha de cette histoire.
Coquillage
Quand il n’est pas représenté en statue à l’entrée des temples ou dans les maisons, il peut se retrouver sous forme d’amulette en forme de coquillage. Une nouvelle référence à son origine maritime.
On raconte qu’il protège de l’alcoolisme…
Pra Upakut est considéré comme un saint protecteur. Il est le gardien contre Mara (l’esprit du mal), il empêche la pluie, mais on raconte aussi qu’il protège de l’alcoolisme et des voleurs. D’où l’importance de toujours avoir une amulette avec soi. Est-ce qu’il y aurait dans la pensée populaire une opposition entre l’eau et l’alcool ?
Son nom varie…
Dans le nord de la Thaïlande il est connu sous le nom de Pra (vénérable moine) Upakut อุพระปคุต. L’orthographe en caractères romains varie selon la phonétique de chacun.
Son autre représentation (avec le chapeau de lotus) porte le nom de Pra Bua Khem พระบัวเข็ม (littéralement « Vénérable moine avec un lotus en aiguille »).
Au Myanmar, on le connait sous le nom de Shin U Pagutta. »Shin » pour vénérable moine. Le « U » est la marque de respect donnés aux hommes plus âgés que nous. Les orthographe en caractères romains varient. (Comme je ne suis pas capable de lire le birman, je ne peux pas vous confirmer sa transcription originelle).
Wat Upakut à Chiang Mai.
Avant de devenir un temple dédié à Upakut, ce temple situé sur la rue de Tapae près du pont Nawarat a été un lieu de crémation. Selon la culture du Lanna, les morts devaient être incinérés en dehors de la ville et on demandait à des moines de venir prier et méditer afin de purifier le lieu et délivrer les esprits des morts. On y a d’abord construit un abri pour les moines méditant et l’abri est devenu le temple actuel après que plusieurs légendes urbaines ont laissé entendre que les commerçants du quartier avaient fait fortune en ayant donné l’aumône à Pra Upakut.
Texte et toutes les photos © Frédéric Alix, entre 2006 et 2019 (lieux notés sous les photos)
Bibliographie : John S. Strong, The Legend and Cult of Upagupta: Sanskrit Buddhism in North India and Southeast Asia, Princeton Legacy Library, 1992.
Exposition temporaire « Pra Upakut » au Folks Museum de Chiang Mai, 2019.
+ beaucoup beaucoup d’histoires entendues par-ci par-là…
