En juillet dernier, j’ai assisté à une conférence décrivant des peintures murales dans certains temples d’Issan. Cet art local ne suit pas des règles esthétiques élaborées. Les artistes sont des villageois locaux. Les sujets sont des histoires bouddhistes, mais elles sont présentées dans un décor local en mettant en avant les gens communs plutôt que les élites. Fasciné par cette conférence, je grimpe sur ma moto et pars en Issan découvrir ces temples et plonger pendant plusieurs jours dans ces fresques rurales.
Peintures extérieures, un enseignement pour tous.
Je vais vous présenter une série de peintures murales qui décorent les murs extérieurs des halls d’ordination des temples du nord de l’Issan.
Elles jouent un rôle important dans la transmission des enseignements bouddhistes en dépeignant les histoires religieuses dans un contexte local.
Ces peintures sont les reflets des pratiques locales, au-travers de leurs détails vivants, terre-à-terre et parfois terreux, elles invitent et incitent les spectateurs à entrer dans une reconstitution des textes selon l’interprétation locale des gens de l’Issan.
(Issan : région du Nord-Est de la Thaïlande, avec pour le Laos au nord et à l’est, et le Cambodge au sud. La pleine centrale thaïlandaise est à l’ouest de l’issan. C’est une région principalement agricole).

Sim, hall d’ordination
Dans l’enceinte des temples, un petit bâtiment a une importance majeure : c’est le hall d’ordination qu’en Issan et au Laos on appelle un Sim. (On l’appelle Ubosot ailleurs). Ce bâtiment est sacré, puisque c’est ici que sont prononcés les sacrements. Les femmes et de manière générale les laïcs n’y sont les bienvenus. Aussi, dans un souci de partager sans désacraliser, une idée est née dans cette région d’Issan : les peintures ornent les murs extérieurs, ainsi tout le monde peut venir les voir. L’enseignement est disponible pour tous. De plus, les fenêtres sont larges et il est souvent possible de guigner à l’intérieur.
De manière générale, ces bâtiments sont rectangulaires et de petites tailles. L’intérieur est surélevé, un petit escalier gardé par deux Nagas mène à la porte. Les bâtiments qui ont survécus au temps sont construits en briques et mortier, ceux qui ont été construits en bois ne sont plus là.
Les peintures ornent tout le mur extérieur, on a l’impression que chaque centimètre carré a été utilisé, même les renflements des fenêtres sont peints.
Les murales que je vous présente ici sont le fruit du travail des villageois dont l’occupation principale est la culture du riz. Ces peintures sont le fruit d’un « art populaire » à la fois dans leur expression et dans l’interprétation des textes.
Horizontalité
En regardant ces histoires peintes, la première chose qui me vient à l’esprit est la ressemblance d’avec des bandes dessinées. Les personnages évoluent à mesure que l’on « lit » la peinture. A certains endroits on peut voir des bulles avec du texte (écrit avec des caractères « thaï noï » ou lao).
Ces dessins suivent une horizontalité. Cette horizontalité est en complète opposition avec le style Ratanakosin (Bangkok) qui utilise la forme des mandalas pour représenter la cosmologie : du plus sacré au centre jusqu’au plus commun sur le dernier cercle concentrique. Dans le style d’Issan, il n’y a pas de hiérarchie de caste, les paysans côtoient les divinités au cœur d’une nature sauvage, le sacré côtoie le grivois.
Modernisation du pays et uniformisation
Depuis le règne de Rama IV, le Siam s’est engagé dans une modernisation pour que le pays, à l’instar des pays européens, soit centralisé vers sa capitale. Le roi Rama IV avait une solide éducation bouddhiste, il a également œuvré à épurer la religion des superstitions locales et à imposer une religion d’Etat qui suive au plus près le canon originel.
Cette uniformisation du pays s’est accélérée dans les années 1950 grâce à de meilleurs moyens de communication.
Ainsi, les Sim et leurs peintures murales ont été progressivement remplacés par des Ubosot de style Ratanakosin (Bangkok) étroits mais très hauts, avec des peintures murales en forme de mandala (peintures à l’intérieur uniquement).
Le modèle de Bangkok suit un ordre établi, il est le fruit de discussions des moines les plus importants de la capitale. Cet ordre ne permet pas les interprétations locales. Si en matière de religion l’interprétation locale est un danger, en matière d’art le modèle rigide empêche la créativité.
Sauvegarde du patrimoine local
Pendant de nombreuses années, les érudits, les moines et les villageois ont échoués à voir la valeur de ces humbles peintures murales et la beauté architecturale des modestes bâtiments sur lesquels elles ont été peintes.
Ces peintures murales donnent un aperçu de certaines traditions bouddhistes locales, pratiques et expressions artistiques que l’on ne trouve pas dans d’autres parties du pays.
Certaines de ces traditions, y compris les contes populaires locaux, les textes écrits sur des feuilles de palmier ou même l’écriture « Thai Noi » ont été interdits lorsque l’autorité de Bangkok a voulu unifier les différentes régions du pays en un Etat Nation de type occidental. A l’instar de la France qui a imposé la langue de Paris à l’ensemble de son territoire, d’innombrables mesures ont été adoptées au Siam pour décourager les langues autochtones, les formes culturelles locales en particulier en Issan où l’héritage lao est très fort.
Le résultat a été une dévaluation de l’art vernaculaire, les destructions des anciennes constructions et leur remplacement par des modèles de la capitale Bangkok.
Publications et réhabilitation
Seuls quelques publications sur les peintures murales d’Issan ont été éditées. Pairote, un professeur de l’université de Khon Kaen, (originaire de Nakorn Sri Tammarat, sud de la Thaïlande) a travaillé avec Wiroj Srisuro, professeur d’architecture (originaire du sud lui aussi) dans les années 1980. Ensemble, ils ont répertoriés 74 temples avec des peintures murales. Ces temples sont répartis dans les provinces de Khon Kaen, Mahasarakham, Kalasin et Roi Et. Ces temples se trouvent dans les villages et non dans les centres urbains.
Même si Pairote et Wiroj ont documenté ces œuvres et participé à leur préservation, ils n’ont pu empêcher la négligence qui a effacé certaines peintures ou la démolition complète des bâtiments. Sur les 74 Sim répertoriés, une grande partie ont aujourd’hui disparus.
Ces dernières années cependant, de gros efforts de préservation et mise en valeur ont permis la prise de conscience du patrimoine qu’elles représentent. En tout premier, la restauration de plusieurs toitures pour empêcher que les intempéries n’effacent définitivement ces œuvres. En même temps, plusieurs publications et livres ont paru amenant ces murales à l’attention d’un public plus large.
La Siam Society et le Département national des beaux-arts ont pris en charge la rénovation de plusieurs toitures. De plus, depuis une dizaine d’année, certains de ces Sim ont été mis sur la liste du patrimoine national.
Ces développements sont des signes encourageants qui montrent que l’appréciation de la culture locale va grandissant.

2- Peintures murales, le décor
Plonger son regard dans une fresque d’un temple d’Issan, c’est comme entrer dans un royaume paisible chargé de myriades de formes, de plantes, d’animaux sauvages ou domestiqués, réels ou mythiques. Bananiers, bambou, arbre bodhi (l’arbre de Bouddha), palmier, papayer, jacquier, tamarinier, et autres types d’arbres réels ou imaginaires sont le décor de nombreuses scènes. Cerfs de la jungle, tigres, sangliers, singes, paons, hiboux et vautours côtoient également les éléphants royaux et les chevaux, les chiens de village, les canards, poulets et buffles d’eau.
Les créatures extraordinaires issues de la cosmologie hindo-bouddhiste sont également présentes : – Le Naga est un serpent d’eau hautement vénéré en Asie du Sud-Est, et particulièrement au Laos. On dit qu’il habite dans le Mékong. – Le Kinnali : un être à moitié humain et à moitié oiseau. – Le Singha, un lion majestueux qui sert souvent de gardien des portes. Et aussi – le Kotchasi, qui a le corps du lion et la tête de l’éléphant avec trompe et défenses.
Les espèces botaniques ne sont pas moins merveilleuses, en particulier le « nariphon » dont les fruits sont des jeunes filles nubiles qui émergent des fleurs les pieds en premier et se balancent délicatement accrochées aux branches. Sans surprise, elles sont cueillies et consommées par certains personnages masculins dans certaines histoires. Ce fruit est un motif de l’épopée du Sinxai. Ces fruits-femmes se retrouvent sur des peintures murales en Birmanie, à la différences qu’elles émergent des fleurs complètement habillées, alors qu’en Issan elles ne sont vêtues que de quelques bijoux.
La plupart des compositions regorgent de détails. Feuillages, paysages, éléments humains et animaux sont dessinés sous forme de figures plates sans tenir compte des proportions réalistes. Dans la majorité des temples, ces figures remplissent tout l’espace disponible.
Dans tous les temples, les humains et les animaux sont disproportionnellement larges en comparaison avec l’arrière-plan. Les chevaux et les éléphants ressemblent à des figurines posées parmi des soldats de plomb. Les palaces ressemblent à des maisons de poupées, et les forêts sont représentées comme des grappes de bambous.
En occident, les conventions artistiques décrivent les artistes non professionnels comme étant « naïfs » voir « primitifs ».Pour les peintres, il était important de ne pas recréer une représentation réaliste du sujet mais plutôt une représentation symbolique vue au travers des yeux de la population locale.
L’abondance de la faune et de la flore représentée dans ces murales peut surprendre aujourd’hui, mais il faut se replacer dans la première moitié du vingtième siècle quand l’Issan était encore un territoire recouvert de forêts. Les muralistes vivaient entourés de forêts, et probablement plus encore qu’ils ne l’auraient souhaités puisque ces lieux sont représentés comme des territoires non civilisés, peuplés de dangers et de créatures effrayantes.
Toutefois, certaines de ces créatures terrifiantes ressemblent comme ce couple de tigres sur un détail du Wat Pa Lelai à des gros chats ou même des humains.
Les personnages comme les dieux, les héros et héroïnes apparaissent sous des traits doux et gentils. Même les vilains et les démons ne sont pas entièrement intimidants. Par exemple les géants, en dépit de leur stature physique, les gros yeux, leurs dents pointues sont présentés comme des symboles assoiffés de désirs et inspirent plus la pitié que la peur. Les scènes de batailles ne présentent pas de sang ou de détails gore. Les géants qui perdent la tête lors d’une bataille sont peints de façon nette et ordonnée, il n’y a rien de grossier.
Les histoires dessinées : La vie de Bouddha
Les histoires racontées sur les murales sont les scènes de la vie de Bouddha, principalement les trois épisodes de – son départ du palais pour aller vivre une vie de moine, – sa rencontre avec Mara, force du mal et sa victoire sur lui, et – sa mort.
L’épopée du Sinxai
Le Sinxai est une épopée en vers écrite par Pangkham, un lettré lao de Nong Bua Lamphu (Issan) en 1649. Il s’agit d’un des plus important texte de la littérature lao. C’est l’histoire d’un prince dont la sœur a été enlevée par un Nyak. Il entre dans les ordres, étudie le Dharma, puis marche dans les forêts et montagnes à la recherche de sa sœur. Il demande l’aumône au passage avant de poursuivre son chemin. Revenu au palais, ses huit femmes lui donnent neuf enfants. Les trois premiers sont des créatures légendaires : Sinxai, né avec un arc et des flèches dans la main, Sangthong, corps humain dans une carapace d’escargot, et Sicho, corps de lion et tête d’éléphant. Ce sont eux qui au long d’un très long périple délivreront leur tante du Nyak.
Pangkham n’a pas inventé cette épopée. Il existe une version plus ancienne. On ne sait rien de l’auteur du texte originel sinon que le texte a été rédigé en caractères Dham, alphabet utilisé au Lanna sous la première dynastie de Mengrai.
L’épopée du Sinxai est représentée sur toutes les murales que j’ai vues lors de mon voyage pèlerinage.


Vessantara, l’avant-dernière incarnation de Bouddha
Sur les 550 légendes des vies antérieures de celui qui deviendra le Bouddha Gotama, la plus connue en Issan est celle de Vessantara (en thaï Phra Vessentara, en lao Pha Wet). Il s’agit de l’histoire d’un prince dont la générosité semble le mener à sa perte mais qui en fin de compte, au grand étonnement de tous, sera récompensé. La légende de Vessatara est présente sur beaucoup de murales en Issan. Son histoire est même récitée une fois par année lors de grandes fêtes villageoises de cette région d’Issan (au début avril).
Phra Malai, la visite des enfers
Une autre légende très populaire en Issan est celle du moine qui grâce aux mérites qu’il a accumulé durant sa vie de moine, a acquis des pouvoirs supranaturels. Il s’en va visiter les enfers pour y enseigner la bonne conduite aux condamnés.
Cette légende est souvent lue lors des funérailles.
Il faut noter que les histoires du Vessantara et du Phra Malai ont été interdites par le clergé sous Rama IV, dans la réforme qui voulait soustraire les superstitions de la religion bouddhiste. Cela expliquerait que plusieurs murales aient été effacées à cette époque pour convenir au dogme dicté par les moines de la capitale. Ces histoires ont été réhabilitées depuis.





Le texte toutes les photos © Frédéric Alix, provinces de Roi-Et, Mahasarakham, Khon Kaen (Issan, Thaïlande), novembre 2020.
Bibliographie :
conférence donnée par Bonnie Pacala Brereton, Long Life Learning Payap, 24 juillet 2020
Bonnie Pacala Brereton and Someroay Yencheuy, Buddhist Murals of Northeast Thailand, Mekong Press, 2010
Kamala Tiyavanich, Frorest Recollections, wandering monks in 20th century Thailand, Silkworm Books, 1997
Pankham, Sinxai, adapté en lao moderne et traduit en français, Manthaturat Printing press, Vientiane, 2003