Lorsqu’il y a quelques années j’ai entendu les légendes sur les femmes Chins au visage tatoué, j’ai cherché si il y avait un moyen d’aller visiter la région où elles habitent. Hélas, il était interdit aux étrangers de voyager dans l’Etat Chin. J’ai quand même trouvé le moyen d’organiser un «tour» avec une agence birmane. Ils proposaient de visiter la région du Mont Victoria, et de faire des « trek » dans des villages. Cela me coutait environ cent dollars par jours pour la location d’un véhicule, les services d’un chauffeur et d’un guide.
Mais, j’avais beaucoup de mal à m’imaginer confortablement assis dans un véhicule privé avec un guide qui organise mon emploi du temps. Non, si j’étais prêt à faire un sacrifice financier, je ne pouvais pas sacrifier ma liberté, alors autant renoncer à ce voyage.

On ne sait pas beaucoup sur les Chins. Lorsque l’on tente une recherche, même dans le catalogue de la Bibliothèque de l’Ecole française d’Extrême Orient (où je suis désormais un habitué de sa salle de lecture), on tombe sur «chine» ou en anglais à «china» au mieux on abouti sur des documents qui nous parlent des «kachin », mais rien sur le peuple «chin».
Les uniques informations que j’ai obtenues venaient de magazines dans le genre «National Geographic». J’y ai vu de superbes photos d’une femme au visage tatoué qui jouait de la flûte avec son nez. Ces photos étaient accompagnée d’un récit d’aventurier.

En 2011, en visitant la région de Mrauk U dans l’Etat d’Arakan, j’ai eu la possibilité de remonter une rivière et de visiter des villages peuplés de Chins. Le batelier avait de bonnes bases d’anglais et connaissait très bien les femmes de ces villages avec qui il semblait avoir noué des liens familiers. J’ai passé une magnifique journée que j’ai racontée dans le texte « Femmes au visages tatoués ».
L’année dernière j’ai appris qu’il était désormais autorisé de voyager (presque) librement dans l’Etat Chin, j’ai commencé à me préparer, et comme je suis très lent, ce n’est qu’en octobre 2017 que j’ai fait le voyage.
Je suis parti de Pakokku, petite ville birmane paisible sur la rive droite de l’Irrawaddy. Au matin, au départ du bus, surprise, il y avait un couple d’Israéliens et trois Catalans qui attendaient aussi au milieu d’une cinquantaine de « locaux ». Nous avons tous pris place dans un grand bus et le voyage a occupé la journée. Les premiers kilomètres, dans la plaine birmane, se sont faits en peu de temps, mais dès que nous avons attaqué le relief montagneux de l’Etat Chin, les difficultés ont été grandissantes pour le chauffeur. Certains virages sur la route caillouteuse ont nécessité de s’y reprendre à plusieurs fois.
A l’entrée de Mindat, le bus s’est arrêté à un barrage militaire. Un officier a compté le nombre d’étrangers qui pénétraient dans la région et l’a consigné sur un document. Il n’y a qu’une seule route qui traverse Mindat. La ville court sur plusieurs kilomètres le long de la crête, quelques maisons sont installées sur les versants. Les six étrangers que nous étions, sont partis à la recherche d’un hébergement que nous avons trouvé dans le guesthouse de la sympathique Monica. Au coucher du soleil, il a commencé à pleuvoir.

Les trois Catalans sont venus pour aller faire une marche sportive sur le Mont Victoria, deuxième plus haut sommet du pays. J’ai sympathisé avec les Israéliens Meir et Galit et nous avons décidé d’aller visiter le marché ensemble.

Mindat, le 17 octobre 2017
Sur une feuille de papier, Monica m’inscrit en birman l’adresse de la femme tatouée qui joue de la flûte avec son nez. Elle me demande de faire une donation de quelques milliers de kyat à la famille pour le dérangement que nous allons provoquer. Cela me semble normal. Il pleut beaucoup et Galit me prête un poncho de pluie.
Meir, Galit et moi marchons sous la pluie le long de la route qui traverse Mindat. Nous nous arrêtons à plusieurs reprises pour observer les gens qui nous observent en retour.
Je montre mon bout de papier avec la précieuse adresse régulièrement et toujours on me montre que c’est plus loin. Un homme décide de m’aider et me fait comprendre qu’il va m’accompagner à cette adresse. Il marche vite.
Je suis ému lorsque nous arrivons devant la maison, dans un instant je vais rencontrer cette femme décrite comme un rayon de soleil par le photographe de «National Geographic». J’ai plein d’interrogations sur ces tatouages, sur la vie de ces femmes, je sais que je ne vais pas pouvoir l’interviewer mais j’espère que l’échange non verbal va me permettre de sentir un peu plus sur qui sont les femmes chins.
Je ne sais si on peut entrer comme ça. Une voisine apparaît, elle me fait signe d’entrer. Nous nous déchaussons et entrons dans la maison en bois. Le sol craque.

Scène de cauchemar
Surprise ! Horrible surprise ! Six étrangers armés d’appareils photos aux objectifs démesurés sont assis en demi cercle. Un birman est debout, il manie lui aussi un appareil professionnel, il donne des ordres à une petite femme assise sur un tabouret devant la mise en scène d’un foyer. Elle est recroquevillée et semble ne pas avoir le droit de bouger. Elle tient dans ses mains une pipe à eau. Elle a le visage tatoué. Pendant que le premier birman mitraille, un second tient un disque blanc qui réfléchit la lumière sur le visage tatoué. Le seul bruit que l’on entend est celui des cliquetis des appareils photos. Il n’y a aucun contact humain entre les visiteurs et la femme chin. Les regards passent exclusivement par l’appareil photo.
Galit et Meir sont aussi choqués que moi par la scène de cauchemar dans laquelle on vient d’entrer. Alors que mes yeux commencent à s’habituer à la peine-ombre distillée par la fenêtre savamment entrebâillée, je vois dans un angle de la pièce deux autres femmes au visage tatoué. Elles sont épargnées par les photographes. Je vais m’asseoir sur le sol vers elles. Meir me suit et leur parle, elle prend leurs mains, elles se sourient alors même qu’elles ne se comprennent pas. Seule une femme peut établir aussi vite un contact chaleureux.

l’envers d’un décor « authentique »
A ce moment, j’aurais pu profiter de pirater la scène et jouant des coudes, prendre moi aussi des clichés de ce témoin d’un passé tribal, je n’y arrive pas. A vrai dire, j’ai plutôt envie de jeter mon appareil photo par la fenêtre tellement j’ai honte. Je sors mon téléphone, le mets en mode « selfie » et montre aux deux femmes comment l’utiliser. A tour de rôle, elles rigolent en se prenant en photo.
Conservateurs, mais pas sur tout
Les birmans peuvent se montrer extrêmement conservateurs quand il est question de préserver leur culture. Ainsi, on ne peut pénétrer dans un temple que pieds nus, pas même en chaussettes. Les habits trop courts sont interdits. Il y a des temples dans lesquels les étrangers ne peuvent entrer que si ils revêtent l’habit traditionnel. Et bien entendu, les femmes ne peuvent approcher les statues saintes. L’année dernière, un espagnol a été expulsé du pays parce qu’il avait un tatouage de Bouddha sur sa jambe (la jambe, partie basse du corps est considérée comme impure, ce n’est pas la place pour y tatouer une image de Bouddha).
Je ne vois pas ces manifestations de préservation des valeurs culturelles comme une mauvaise chose. J’aime le Myanmar et je n’ai pas envie que le pays perde ce qui fait son charme. Que des touristes idiots prennent en otage des femmes pour en tirer des clichés, j’en suis triste mais pas vraiment surpris. Mais que ce soit un guide officiel (il avait son badge autour du cou) qui organise ceci m’est insupportable.
Je vois qu’un touriste a mis ses pieds sur une chaise, ils sont pointés dans la direction de la pauvre femme transformée en statue. Je sors de mon silence, puisque le guide est corrompu, il me faut éduquer ces visiteurs moi-même. D’une voix autoritaire, je dis à l’homme que ce qu’il fait est mal élevé. Il me regarde d’abord avec surprise, puis avec mépris. J’ajoute, prenant la voix du Schtroumpfs à lunettes, que jamais on ne peut mettre ses pieds plus hauts que ses hôtes, qu’en étant invité nos jambes doivent toujours être pointées en direction de la porte d’entrée. Dans un soupire, et pour avoir la paix, il baisse ses jambes. Son épouse grimace en me regardant et demande qui je suis.
Ce groupe vient de Belgique. Ils ont une passion commune pour la photographie. Ils voyagent toujours ensemble dans des safaris organisés.

Je vous ai menti, moi aussi j’ai pris en photo « la scène du crime ».
La femme qui sert de modèle a froid. Elle le dit. Elle n’est qu’une petite statue de pierre au centre d’une agitation de cliquetis. Le birman photographe lui fait reprendre la pose.

pendant ce temps, on rigole avec les deux autres femmes épargnées par le groupe de photographes. Vous avez vu ses boucles d’oreilles ? Je lui ai demandé si elles n’étaient pas trop lourdes et ça l’a fait beaucoup rire.
Quand enfin tout ce cirque s’en va, la modèle s’enfuit dans une pièce pour mettre un pullover. Nous restons avec les deux autres femmes tatouées. Bien que nous n’arrivions pas à nous comprendre par des mots, nous échangeons ce que nous pouvons. Une des femmes sort une flûte et en joue avec le nez. J’apprendrai plus tard que cet instrument est typique de la culture Chin et qu’il ne peut pas se jouer avec la bouche.

Galit, Meir et moi continuons d’explorer la localité perchée dans les montagnes. Nous croisons d’autres femmes tatouées. Certaines nous demandent de ne pas les approcher, d’autres sont ravies de se montrer à nous.

En descendant les sentiers sur les flancs des collines de Mindat, nous discutons avec le professeur d’une école chrétienne. Il demande à deux de ses élèves de nous guider dans la maison de Robert. Robert a crée un « Musée Chin » dans lequel il conserve une collection d’objets traditionnels. C’est peut-être la collection la plus importante de la région. Son grand-père était chamane, il s’est converti au catholicisme. Aujourd’hui trois quarts de la population chin sont catholiques romains. La médecine chamanique a laissé la place aux dispensaires installés par les missionnaires. Une minorité est animiste pure.

Robert est une mine d’information précieuse. Mais il n’aime pas écrire et est réfractaire aux technologies de communication moderne. Il ne nous est pas possible de garder contact, mais il me donne les coordonnées de Joseph qui est en train d’écrire un livre sur la culture Chin. Je vais le contacter.
La région de Mindat, perchée sur la crête des montagnes, est superbe. Je serais bien resté une semaine à me promener et à recolter des anecdotes sur cette culture montagnarde. Mais la pluie semble bien installée et a raison de mon enthousiasme. Les trois Catalans ont renoncés à aller escalader le Mont Victoria. Meir et Galit doivent rejoindre Yangon dans quelques jours. Tous les six reprenons la route vers la plaine. A la sortie de Mindat, le fonctionnaire, dans sa cabane, note que six étrangers quittent la localité. Je reviendrai, c’est certain !


La pratique du tatouage facial a été interdit dans les années 1960, toutes les femmes au visage tatoué ont aujourd’hui plus de 60 ans. A Mindat, une jeune femme a osé braver la loi et s’est faite tatouer malgré tout. Elle ne serait pas la seule.

Le dessin tatoué est celui du village d’origine de la femme. A Mindat, toutes les femmes que j’ai croisé (à l’exception des 3 plus âgées) ont le même dessin.


Ses boucles d’oreilles en bambou lui servent pour y cacher son tabac.

A lire aussi, mon récit de 2011 : « Les Femmes au visage tatoué »,
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