L’envie de reproduire dans le monde terrestre le mythologique Mont Mérou, résidence du panthéon hindouiste, a animé les rois depuis longtemps. Beaucoup ont construit des «temples montagnes », empilement de pierres sculptées. Certains ont recherché dans les montagnes naturelles des formes mystiques et y ont construit des temples sur le flanc (comme c’est le cas de Vat Phou). D’autres, plus audacieux, ont fait construire des temples au sommet d’une montagne.

Dans le texte précédent, je vous ai parlé de la région de Bassac et de son Vat Phou construit sur le flanc de la montagne à forme de Linga. C’est ce centre religieux de la période du Tchen-la a qui a été le berceau de la civilisation khmère.
Dans le second texte, je vous ai parlé de la construction d’Angkor, la capitale du jeune empire khmère et des premiers « temples montagne ».
Dans ce troisième texte, je veux faire le lien entre les deux endroits en empruntant la route qui les reliait, et en gravissant un des sommet de la chaîne des Dangrek.

Situation
A Preah Vihear, non seulement on est sur la falaise de la chaîne des Dangrek, mais en plus, on est sur un «promontoire», une colline surplombant cette chaîne montagneuse.
Le temple de Preah Vihear n’est pas un « temple montagne », nul besoin de l’élever plus encore, il domine déjà la plaine au sud qui est aujourd’hui le Cambodge.

De là-haut, à 625 mètres d’altitude, nous pouvons voir aussi loin que la qualité de l’air nous le permet puisqu’il n’y a pas d’autres sommets qui nous coupe (théoriquement) la vue jusqu’à la mer. Nous sommes véritablement au plus haut point du Cambodge, pays plat construit autour de son grand lac, le Tonlé Sap.
Le temple Preah Vihear est un « temple promenade spirituelle » ou un « temple pèlerinage » pour autant que nous cheminions de son entrée, au travers des cinq bâtiments successifs jusqu’à la falaise qui surplombe le monde Khmer.
Cette situation exceptionnelle était connue dès le IXème siècle au moins.
Des inscriptions de 881 et 893 parlent de ce site comme étant un lieu de retraite pour les ermites. A cette époque, règne Yaçovarman Ier, le roi qui a conçu la Capitale Angkor. Souvenons-nous que le plus ancien lieu « saint » était le Vat Phou à Bassac. Pour relier Angkor et Bassac, il faut longer la chaîne des Dangrek (par le nord ou par le sud) et donc passer à proximité de ce qui va devenir Preah Vihear.
De l’époque du règne de Yaçovarman Ier, on n’a pas trouvé de trace architecturale à Preah Vihear, il faut donc imaginer que le lieu était habité par des ermites et des pèlerins.

Selon l’épigraphiste Claude Jacques, le prince Indrayudha, fils de Jayavarman II (fondateur de l’Empire Khmer), aurait transporté un fragment d’une pierre sainte de la Montagne de Vat Phou jusqu’au sommet de Preah Vihear. Il pourrait s’agir de la première pierre de ce temple.
Il faut attendre le règne de Rajendravarman II en 944 pour que le Tchen-la soit inclus dans l’Empire Khmer et que le pouvoir d’Angkor finance la construction d’une route reliant la Capitale Angkor au Vat Phou de Bassac par le sud des la chaîne des Dangrek. On date les premières constructions pérennes à Preah Vihear à la fin du Xème siècle.
Au cours des siècles, Preah Vihear n’est jamais devenu le centre d’une cité mais est resté un lieu de pèlerinages et de retraites.

Les Dangrek, frontière naturelle
Au nord de la chaîne des Dangrek s’étend un très vaste plateau que l’on appelle aujourd’hui Issan. Traversée par plusieurs cours d’eaux qui vont se jeter dans le Haut-Mékong, l’Issan est une terre fertile qui a pourtant échappé aux appétits des grandes puissances régionales. Certaines régions du nord et de l’est sont de culture lao, au sud on parle le khmer alors qu’à l’ouest on est proche du bassin du Ménam qui va devenir le Siam.
Il faut attendre un envahisseur venu de très loin, les Français, pour que les frontières soient tracées précisément au XIXème siècle. Le fleuve Mékong va délimiter le Laos indochinois (rive gauche) et le Siam (rive droite), avec une exception de taille : Bassac et son Vat Phou, sur la rive droite, vont rester Lao puisque c’est ici qu’est installé le puissant roi lao de Champassak qui s’est rangé du côté des colons. La chaîne des Dangrek sera la ligne de démarcation du nord du Cambodge. Une autre exception faite pour le temple Preah Vihear, au sommet de cette chaîne qui géographiquement aurait dû tomber du côté siamois de la frontière mais qui est rattaché au Cambodge devenu Indochine. Cette frontière sera confirmée par la Cour de Justice de La Haye en 1962. (Ce sujet mériterait un texte plus complet, je ne vais pas le développer plus aujourd’hui).
En 2008, le site de Preah Vihear a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. La tension entre le Cambodge et la Thaïlande reste très tendue, plusieurs soldats ont été tués en 2008 au cours des affrontements.


Mes visites
Ma première visite à Preah Vihear date de février 2005.
Profitant d’une accalmie dans le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge, je peux visiter Preah Vihear depuis la Thaïlande.
Ces jours-là, je voyageais avec deux françaises rencontrées quelques jours plus tôt, Christiane et Michelle. Faisant escale dans la petite ville de Kantaralak, nous louons les services d’un conducteur de taxi pour nous mener à Preah Vihear puisqu’il n’y a aucun transport public qui y mène.
De la petite ville de Kantaralak à 250 mètres d’altitude au sud-est du plateau d’Issan, la route monte en pente douce le long de la partie nord des Dangrek jusqu’à un point situé à 400 mètres d’altitude.
Puisque la Thaïlande a financé une belle route entre la ville de Kantaralak et le bord de la falaise des Dangrek au sud, il est demandé aux non-thaïs de payer un droit d’entrée pour « parc national ».

Le véhicule nous dépose devant un poste militaire cambodgien qui nous a fait payer un droit d’entrée d’un dollar américain et nous donne un papier appelé « visa cambodgien d’une journée », mais le militaire ne tamponne pas nos passeports.
Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi vaste.

Après avoir reçu l’autorisation de pénétrer sur le territoire cambodgien, un très long escalier de 162 marches nous attend, il est bordé par deux nagas (serpent mythologique).
Le premier bâtiment appelé « Gopura V » est un assemblage de grosses pierres qui semblent tenir par la force du raisonnement. Son style « Koh Ker » permet de penser qu’il date de la première partie du Xème siècle. Il est le plus ancien bâtiment encore debout.
Une allée pavée de 500 mètres nous emmène au second bâtiment appelé « Gopura IV« . Plutôt sobre, peu d’ornement, cette partie, dans le style « Baphuon » peut avoir été construite au milieu du XIème siècle. C’est au-dessus de la porte sud que l’on peut admirer le linteau qui représente la scène du barattage de la mer de lait.
Linteau représentant le barattage de la mer de lait
Un linteau est une dalle horizontale qui ferme la partie supérieure d’une ouverture. Le linteau représentant la scène mythologique du barattage de la mer de lait est la plus célèbre de Preah Vihear.
Du temps où les dieux et les démons étaient mortels, la bataille faisait rage pour savoir qui du bien ou du mal gouvernerait le monde. Les dieux ont demandé de l’aide à Vishnou, le dieu suprême. La solution proposée était d’extraire le nectar d’immortalité par une opération des plus simple : renverser le mont Mandara et poser son sommet sur la tortue Akupara et utiliser le serpent Vasuki, roi des nagas, pour mettre la montagne en rotation en tirant alternativement pendant mille ans. Cette opération a été un véritable succès pour les dieux qui sont ainsi devenus immortels.

Une autre allée pavée, un peu plus courte, puis un escalier abrupte nous mène au « Gopura III« , un bâtiment central cruciforme agrémenté de deux bâtiments le long des deux côtés. Cette dernière dénivellation nous permet d’enfin avoir une vue sur le chemin déjà parcouru.

Encore un peu d’effort, nous devons encore gravir une légère pente avant d’arriver au « Gopura II » qui est appondu à la Structure principale. C’est ici que se trouve « le saint des saints ». Il faut longer une galerie qui sert de muraille. Cette construction me fait penser à un monastère chrétien : une galerie qui entoure le jardin central. Au milieu de ce jardin est dressé le Mandapa. En comparaison avec les premiers bâtiments, le Mandapa semble de petite taille, c’est un bâtiment modeste qui de plus s’est presque entièrement effondré. Au centre du Mandapa se trouve le Linga, symbole de Shiva.


Au-delà du Mandapa, la promenade se poursuit, nous sommes au sommet de la colline à une altitude de 625 mètres. Notre pèlerinage nous a fait gravir de 100 mètres depuis le départ. Nous voilà arrivé au bord de la falaise avec une vue sur la chaîne des Dangrek et le plateau du Cambodge… 525 mètres en-dessous. De là-haut, si la visibilité le permettait, on pourrait voir la cité d’Angkor à plus de 100 kilomètres à l’ouest et la montagne du Vat Phou à environ 50 kilomètres à l’est. L’ancienne route royale passait juste sous nos pieds.
Toutefois, lors de cette visite en 2005, ce qui m’a marqué, et même choqué, était la scène où un homme tenant un détecteur de métaux, s’avançait méticuleusement, pas à pas, dans le but de déminer les champs autours des ruines. A quelques mètres derrière lui, un infirmier se tenait prêt à le secourir, et une ambulance était prête au départ. Les mines antipersonnel datent de l’autre période très sombre du Cambodge: les Khmers rouges.

Ma seconde visite à Preah Vihear date de décembre 2017
En 2008, l’accès depuis la Thaïlande a été fermé, je n’ai pu revenir par le même chemin. Seule la route venant du Cambodge permet l’accès au site archéologique.
En 2017, je visite le Cambodge sur le dos de ma petite moto, un long voyage de plus de 6000 kilomètres. Au petit matin, après m’être acquitté du droit d’entrée de 10 dollars (donc dix fois plus cher qu’en 2005), je suis tant bien de mal la route très raide qui permet de grimper le dénivelé de 500 mètres. Je ne pense pas que les voitures peuvent passer. Il existe toutefois une alternative : le chemin historique qui permet de monter à pieds en empruntant des escaliers (pour la plupart effondrés). Je me suis contenté de conduire ma moto et je retrouve le site de Preah Vihear dans une brume qui emballe ce sommet.
Comme je dois éviter la ligne de frontière de la Thaïlande, j’arrive directement en-haut du premier escalier des 162 marches. Regardant ici et là, j’observe une présence militaire beaucoup plus importante qu’en 2005, mais aussi des petites restaurations qui permettent une visite plus facile. Plus aucune mention des mines, je pense que tout le terrain est aujourd’hui déminé. Je suis content de voir que le drapeau du Cambodge ne flotte plus au sommet du temple et que le panneau sur lequel il était écrit « J’ai la fierté d’être né Khmer » a lui aussi disparu, rien ne m’agace plus que le nationalisme.

De l’ermitage jusqu’au temple dédié à Shiva, il s’est écoulé plusieurs siècles de constructions successives. Au XIIIème siècle, alors que le bouddhisme a gagné la cour royale d’Angkor et que les « nouveaux » temples sont construits à la gloire de Bouddha, Prae Vihear reçoit des petites modifications, ce qui nous prouve que jamais il n’a été abandonné mais a toujours servi de lieu religieux.
La relative faible affluence touristique permet d’envisager cette visite comme un pèlerinage, un pas devant l’autre, une méditation qui se conclut par la vue magnifique sur la plaine du Cambodge.
Là-haut, sur un des plus haut sommet des Dangrek, on admire le temps qui a passé mais qui n’a pas effacé l’histoire des Khmers. Dans le monde d’aujourd’hui, si le Cambodge se réclame (avec raisons) d’héritage khmer, une large partie de la Thaïlande peut en faire autant. Et comme on l’a vu dans les textes précédent, le Sud du Laos aussi. Aussi, il est ridicule de vouloir y placer un drapeau au prix des vies humaines. L’héritage khmer est un héritage de l’humanité qui ne devrait pas se retrouver sous une bannière et ne devrait pas servir de faire-valoir aux nationalistes de toutes parts.

toutes les photos ©fredalix, février 2005 et décembre 2017
Bibliographie
Brugier et Lacroix, Preah Khan, Koh Ker et Preah Vihear : les provinces septentrionales, Collection: Guide archéologique du Cambodge, éditions Japan Printing House Co. Ltd, 2013.
Burgess John, Temple in the clouds : faith and conflict at Preah Vihear, Bangkok River Books, 2015.
Coedès Georges, Les états hindouisés d’Indochine et d’Indonésie, EFEO, 1948
textes précédents :
Vat Phou, khmer avant les Khmers
Angkor, naissance de la Capitale

Bravo pour cet excellent reportage. Beaucoup de details. Tres belles photos. Tu me permetsde voir ce site ou je nirai probablement pas . J’imagine que peu de toursites y viennent. Etonnant que le prix d’entree ait tant augmente . Heureuse de lire qu’il n’y a plus de mines personnelles. Donc, tu as fait une deuxieme belle visite et tu as rapporte les photos pour comparer avec le premier voyage. MERCI. Dans mon blog Fun and Life, ce vendredi 16/02, je commence les textes de notre visite au Cambodge. Tu vas reconnaitre les lieux.