
Retour au Temple Racine
Lorsque j’ai préparé mon récent voyage au Vietnam, je savais que je retournerai au monastère Tù Hiêu à Hué. J’y étais venu une première fois en avril 2018, j’avais eu envie de voir le lieu où le maître zen Thich Nhat Hanh avait passé les dernières années de son enfance en tant que novice et où il avait reçu la robe monacale que, 70 ans plus tard, il porte encore.
J’ai gardé un souvenir lumineux du moment passé dans ce monastère calme, situé sur une colline boisée du sud-ouest de Hué, non loin des fameuses tombes des derniers empereurs du Vietnam. A ce moment-là, Thich Nhat Hanh vivait encore en exile.
En novembre 2018, à la surprise générale, Thich Nhat Hanh, 92 ans, annonce qu’il veut retourner voir ce qu’il appelle son « temple racine », et une fois arrivé qu’il désire que cet endroit où tout à commencé soit le lieu où il finira sa vie.

Il est 10 h, les moines vont manger.
Thich Nhat Hanh
Le moine et maître zen Thich Nhat Hanh est né à Hué en 1926. Son action non-violente pendant la guerre du Vietnam lui vaut d’être nominé pour recevoir le Prix Nobel de la Paix en 1967. Mais, ne cherchant que la paix entre les peuples, il refuse de prendre une position politique. Son refus d’embrasser la révolution communiste lui vaut un exile forcé dès 1966. La France lui accorde un statut de réfugié politique en 1972. Il combat la violence de quel camp qu’elle soit, notamment en portant secours aux Boat-people entre 1976 et 1978. Il fonde en 1982 le Village des Pruniers dans le Lot-et Garonne. Ce n’est qu’en 2005 qu’il revient pour la première fois, depuis le début de son exile, sur sa terre natale. En 2014, suite à une hémorragie cérébrale il perd l’usage de la parole et d’une partie de sa motricité.

Les femmes en gris assises par terre sont des laïcs venues assister au repas des moines.
Je ne suis pas religieux
Il faut que je vous dise que je ne suis pas religieux au sens que je ne ressens pas le besoin d’accomplir des rituels, ni de m’agenouiller devant des statues. La religion est quelque chose de personnel que je n’ai pas envie de mettre en scène en public. J’aime la méditation, mais je ne pense pas qu’une église ou un temple soit un lieu plus sacré que la pleine nature. Si je tombe en admiration devant une statue, c’est pour sa beauté esthétique, je n’ai jamais envisagé qu’elle puisse être un abri physique pour une divinité. C’est sans doute mon éducation protestante qui me vaut de penser ainsi. Alors même que je suis très intéressé par le bouddhisme, je ne pourrai jamais adopter cette religion qui dans sa pratique demande à accomplir de multiples rites.




La méditation marchée de Thich Nhat Hanh
Il y a 4 ans de ça, mon amie Madeleine m’a photocopié et envoyé le fascicule qui décrit la « méditation marchée » de Thich Nhat Hanh. Je l’ai lu religieusement et ai immédiatement été séduit par l’idée que l’on peut plonger dans une méditation où que l’on soit, même en marchant. J’ai aimé la manière dont le maître explique la philosophie Zen et j’ai plongé dans la lecture tous les textes que j’ai pu trouver de sa plume.
Toutefois, je n’ai jamais ressenti le besoin d’aller faire une retraite dans un monastère, mais j’aime discuter de son enseignement avec des gens qui partagent cet intérêt pour cette forme de bouddhisme (que l’on appelle Zen en Occident, nom dérivé de Thiên en vietnamien). Je suis allé « voir » le Village des Pruniers de Thaïlande (près de Khorat) et le Temple Racine Tù Hiêu au Vietnam pour des raisons que j’avoue être de la curiosité pure.



Une retraite à ma façon
Août 2019. – Du centre ville de Hué où je loge, je marche les cinq kilomètres jusqu’au monastère Tù Hiêu. En chemin, je pratique une semi-médiation marchée, adaptatée au trafic chaotique de Hué. Puis, je plonge dans des rues plus calmes de la colline de Thùy Xuân où les petites habitations sont blotties sous une forêt de grands arbres. Je ressens une émotion au moment où je passe le porche du monastère et je m’approche du temple et des résidences des moines où Thich Nhat Hanh réside aujourd’hui.
Mais au même moment, je me dis que cette émotion est incompatible avec l’enseignement de Thay. Il a toujours refusé le culte de la personnalité, il a écrit par exemple qu’il ne souhaite pas qu’après sa mort on lui construise un important stupa. « Si vraiment vous voulez le faire, écrivez dessus ‘Je ne suis pas ici’ ». Il est donc ridicule de venir spécialement dans le monastère où il réside puisque son enseignement est partout.
Je n’avais pas pensé passer plus qu’une demi journée dans les environs du monastère. Finalement, comme par un automatisme, j’y retourne tous les jours en marchant depuis le centre de Hué.
Je suis touché de voir la beauté des gens qui y viennent en pèlerinage. J’aime la douceur et l’hilarité communicative des moniales et des moines qui accompagnent le maître. Je marche inlassablement dans les environs, m’assieds sous les grands arbres et oublie même de penser. Sans doute qu’à ma façon personnelle, j’accompli une retraite en me laissant prendre par le lieu. (Mais si on m’avait proposé de le faire « sérieusement » alors je serais parti en galopant).


Une italienne, Saint-François et Saint-Thomas.
Marchant, observant, photographiant le monastère, je croise le regard d’une femme. Elle est italienne, elle a entendu parler de Thich Nhat Hanh il y a deux ans au cours d’un séminaire: un intervenant avait cité le maître et elle a commencé à s’intéresser à son enseignement, puis est allé faire une retraite au Village des Pruniers en France. Il lui a semblé comme une évidence que ses vacances devaient se faire au Vietnam. Elle passe une semaine dans une maison d’hôtes à 50 mètres du monastère où elle vient tous les jours pour méditer. Dimanche dernier, elle a croisé Thich Nhat Hanh qui se promenait. En me racontant cet événement et l’émotion qu’elle a ressenti, je vois des larmes se former aux coins de ses yeux.
C’est la simplicité de l’enseignement de Thay qui la touche. D’ailleurs, il est faux de traduire « Thay » par « maître », la vraie traduction serait plutôt « instituteur », ce qui est beaucoup plus modeste.
Je lui parle de mon admiration pour Sœur Chan Khong, la moniale de 81 ans qui est à ses côtés depuis toujours. Avant d’être « Sœur », Chan Khong était une travailleuse sociale, elle a consacré sa vie à aider les plus démunis. C’est après avoir travaillé plusieurs années avec Thich Nhat Hanh qu’elle est devenue moniale. A mon avis (et ça n’engage que moi), si l’enseignement de Thay nous touche, c’est parce que sa pensée est un mélange de spiritualité bouddhiste et de travail social, ce sont les horreurs de la guerre qui ont permis de forger cette spiritualité au service de tous. La femme italienne partage mon avis et me dit qu’il est comme Saint-François.
Alors que nous passons un grand moment sous ses arbres à quelques mètres de la grille qui mène aux résidences des moines, on se sent comme deux groupies guettant devant la maison d’une star du show business. Notre présence est-elle en accord avec l’enseignement donné ? Si Thich Nhat Hanh est comme Saint-François, alors nous sommes comme Saint-Thomas, nous avons besoin de toucher pour y croire.
Au deuxième jour de ma visite au monastère, l’italienne (dont je ne connaitrai pas le nom, on a simplement oublié cette formalité) doit partir. Elle a passé une semaine ici et reprend sa route un peu à contre cœur, elle aimerait rester plus longtemps.


Marcher sur les pas de Thay
Au troisième et dernier jour, je marche de la ville au monastère en me disant que j’ai une chance fabuleuse d’être ici et j’imagine qu’aujourd’hui je vais voir Thich Nhat Hanh.
Je m’installe sous un grand arbre et je me perds dans le souffle du vent qui brasse la chaleur tropicale humide. Derrière moi, une famille indienne se prend en photo devant la grande cloche, et sans trop réfléchir la fait sonner dans un grand fracas. Un moine apparait et les gronde.
Puis, un jeune moine avec un petit sac en bandoulière vient ouvrir en grand les grilles de la résidence des moines. Et dans le silence et la simplicité, je vois une chaise voler au-dessus du sol, descendant les marches, portée par trois moines souriants.
Thich Nhat Hanh, moine bouddhiste thiên, militant pour la paix et poète est devant moi !
Je veux prendre quelques photos, mais le premier moine me fait signe d’y renoncer. Je l’en remercie, ainsi je suis dispensé de mon devoir d’images, je vais simplement vivre le moment en pleine conscience.
Quelle présence ! N’allez pas imaginer que l’on promène Thich Nhat Hanh sur une chaise roulante: c’est bien lui qui mène la promenade, le regard vif, intéressé par tout ce qui l’entoure, s’arrêtant un instant pour toucher un arbre. La famille indienne semble très émue de suivre la marche de Thay et c’est l’échange de regard que j’ai avec eux me fait sortir une larme de joie.
Trois moines accourent saluer Thay. Je ne suis pas suffisamment proche pour voir ce qu’il fait mais les trois moines partent dans un éclat de rire.
Aujourd’hui est un jour de la pleine lune, c’est dans le bouddhisme un jour spécial. Thich Nhat Hanh se recueille un instant devant le buffet de nourritures adressé aux divinités. Dans un instant, les moines du temple vont accomplir une cérémonie pour ce jour de pleine lune.
Thay se tourne vers nous, nous regarde un par un, la famille indienne d’abord , son regard reste plus longtemps sur les enfants, puis ses yeux sont sur moi, et là, c’est trop fort, je suis intimidé, je baisse la tête en joignant les mains en signe de respect. La paralysie faciale qui l’handicape depuis quelques années rend son regard dur, comme critique, intimidant, mais à l’avoir lu (et relu) je devine le sourire qui est en lui.
Son entourage est très protecteur, anticipe ses besoins et veille à sa sécurité. Mais comme il veut observer le travail de rénovation du temple, il fait signe qu’on le débarrasse de l’ombrelle qui lui bouche la vue. Il salue tous les ouvriers du chantier et d’un geste humble les remercie pour leur travail.
Il disparaît dans une partie du monastère où les laïcs ne peuvent se rendre. Je vais m’asseoir sur un banc pour noter mes premières impressions dans le petit carnet qui ne me quitte pas.




Il disparait et réapparait
Un groupe de femmes vietnamiennes accompagnées par une moniale se prennent en photo devant les résidences des moines. Pour l’occasion, elles prennent des poses en ouvrant les bras, est-ce un signe religieux ?
Alors que je pensais que le facétieux moine retraité avait rejoint son habitation, voilà qu’il réapparait, sa chaise volant à nouveau pour descendre les marches. Le groupe de femmes se précipite vers lui, l’une d’elle me tend son iPad et me demande de la prendre en photo avec le maître. Je lui explique que ce n’est pas possible. Alors, je les vois toutes plonger ventre à terre aux pieds de Thay. Il fait un geste de refus et un moine leur demande de se relever, expliquant qu’il n’aime pas ça.
La femme à l’iPad est toute excitée, je la voit remplir des enveloppes avec des gros billets de banque. Elle s’approche d’un moine et demande si elle peut faire une donation à Thich Nhat Hanh. Le moine est embarrassé, il lui dit que ce n’est pas possible, si elle tient vraiment à faire une donation, elle peut mettre ses enveloppes dans un tronc.
Un jeune vietnamien me sourit, il vient de Hanoï, il me dit que c’est la deuxième fois qu’il vient ici, qu’il a une grande admiration pour Thay. Je vois son émotion quand il me dit que nous sommes en train de vivre un moment fantastique.
Thich Nhat Hanh réapparait une nouvelle fois et à nouveau nous marchons lentement derrière lui. En silence, le jeune vietnamien partage son émotion avec moi, nous sommes côte à côte sur les pas de Thay, on se serait donné la main que ça n’aurait pas paru étrange.
Le maître est retourné dans son habitation. Un groupe de jeunes moines joue à la balle sous ses fenêtres. Le moine principal a prit un balais, et plongé dans une méditation, nettoie le sol des feuilles mortes. Le jeune vietnamien se saisit naturellement d’un balai et plonge lui aussi dans une médiation nettoyante.
Je suis trop cérébral, je ne sais pas méditer dans les bons moments, je vais m’asseoir et je reprends l’écriture de mes notes dans mon petit carnet.
Quand je retourne en ville de Hué, j’ai le sentiment que mes trois jours au monastère Tù Hiêu sont accomplis. Alors que je marche, les gens me sourient et me saluent au passage, peut-on lire sur mon visage que je suis heureux d’être ici ?

Mon petit film de 11’15 »
Film en 3 parties :
– La première partie est une marche dans le monastère de Tù Hiêu (temple racine) dont le temple est en rénovation.
– La seconde partie au monastère mitoyen de Ni Xi Dieu Tram, résidence des moniales (femmes). Elles sont très actives dans la congrégation Thiên.
– Et la troisième partie a été filmée 40 mètres plus loin, dans le monastère Chùa Diêu Nghiêm des moniales de la congrégation de Terre Pure. Ce dernier temple n’est pas lié aux deux premiers.


J’ai consacré deux autres textes à Thich Nhat Hanh :
Bibliographie choisie :
Thich Nhat Hanh, La Terre est ma demeure, mon autobiographie, Belfond, 2016
Thich Nhat Hanh, Feuilles odorantes de palmier, La Table Ronde, 2000
Soeur Chân Không, La force de l’amour, Albin Michel 2008
« Walk With me », film documentaire, 2017, réalisé par Marc J. Francis et Max Pugh

toutes les photos et la vidéo ©Frederic Alix, août 2019
quel bel article. Comme il est tres long, je n’ai pas tout lu mais j’y reviendrai. ce qui me fait un peu sourire c’est quand tu ecris que faire la vaiselle c’est de la meditation..alors je medite bien a chaque jour. merci pour ce beau partage, Fred.
cher Frédéric , vous avez sans doute touché du doigt la profondeur des enseignements de Thay , il n’aurait fallu peut être qu’un léger lâcher prise pour vous affranchir de la barrière de votre mental ..j’ai senti à travers vous cette belle énergie , merci
Jean Luc
ps / si les conditions s’y prêtent j’y serais au mois de Mars prochain